31 Août Entre ogres et anges (Ukraine – 2014)
Automne 2013. L’empire soviétique s’est effondré. L’ordre économique mondial ne s’exprime dorénavant que d’une voix, le néolibéralisme. Quelles sont les conséquences de la fin de la guerre froide sur l’économie planétaire? Quels sont les impacts de la mort de ces utopies sur nos propres sociétés? Comment contenir le capitalisme débridé lorsqu’il n’a plus d’adversaires?
Avec l’ami Sasha Samar, on décide d’aller en Ukraine voir les vestiges de l’empire soviétique et boire un peu de vodka. Quelques semaines plus tard, en novembre 2013, un mouvement de manifestations pro-européennes géantes éclate en Ukraine : l’Euromaïdan. La population veut sortir de l’emprise de la Russie. La répression est forte. Le peuple s’organise, occupe la place de l’Indépendance appelée Maïdan. Émeutes, barricades de glace, soupes populaires, manifestations monstres… Des snipers ouvrent le feu. Plus de cent morts. Le peuple tient bon. Le gouvernement tombe finalement en février 2014. Mais à l’est du pays, des zones disent vouloir rester alignées sur la Russie : la guerre éclate dans le Donbass. Le pays s’entredéchire, champ de bataille des axes de l’OTAN et de l’Eurasie russe. Nouvelle guerre froide ou guerre de marché? Guerre civile ou début de l’invasion russe?
Juillet 2014. Nous débarquons à Kiev. À l’Est, la guerre fait rage. Maïdan, la place de l’Indépendance, est encore occupée. Encore une fois, je prends des notes. J’essaie de comprendre, d’apprendre. Ça m’aide à espérer.
Merci à toi, Sasha Samar.
LÀ OÙ PRENNENT RACINE LES FLEURS (ÇA VA BIEN ALLER?)
Juillet 2014.
Vol AF-1952, PARIS – KIEV
Retrouvailles.
Vodka au litre, bars enfumés, banquettes similicuir et poisson mariné.
Les rues ondulent…
D’autres bars dont un sur roulettes derrière un théâtre, derrière les souvenirs.
Noir.
Le lendemain sous la pluie, tourisme.
Le site le plus sacré d’Ukraine, la laure des Grottes de Kiev, Києво-Печерська лавра, un monastère orthodoxe.
Sous le monastère, des catacombes. Sous la ville, sous la pluie, sous le béton et les révolutions volées, dans des couloirs creusés à même la terre, des moines momifiés, miniaturisés, pour l’éternité. Malgré la répression, malgré les idéologies, malgré les époques et les purges du communisme, malgré le mutisme qui vient avec les délateurs, ils sont encore là, sous les pas de la ville. Résonne encore dans les catacombes ce besoin refoulé de grandeur, de sublime. Malgré la rééducation et les camps de travail, reste cet appel du grandiose et de l’éternel qui, peut-être, nous définit. Des momies. Ultimes résistants, patients devant les décennies, devant les guerres et le nucléaire.
Cette foi que rien n’ébranle. Cette foi que je peine à avoir. La foi en Dieu, en demain. Ce sentiment profond, souterrain, qui nous assure que les choses, un jour, iront mieux. Que les choses peuvent aller mieux. Que les choses doivent aller mieux. Cette fissure dans le béton des idéologies, là où prennent racine les fleurs.
Les gens descendent les voir par centaines. Ils marchent dans les couloirs étroits, plafonds bas, murs de chaux et de suie, ils marchent chandelle à la main, chants sacrés aux lèvres…
La cire coule, la suie monte aux murs…
Je marche avec eux.
Le signe de croix ici se fait de haut en bas, de droite à gauche, avec trois doigts. Un code millénaire, un rituel persévérant.
J’erre sous la ville, dans son inconscient, dans mes lendemains de vodka, le dos courbaturé à coups de vols internationaux, de fuseaux horaires… Je suis venu jusqu’ici. Pourquoi? Pour voir les dessous de l’imaginaire communiste comme on regarde sous les jupes du 20e siècle? Pour saisir lesquelles de ses pulsions restent à l’ordre mondial actuel? Voir sous ses courbes et ses clichés, le legs de sa chute sur notre narratif collectif? Voir ses désirs enfouis en notre mode de vie? Voir les fantasmes lâchés lousses par son absence?
Quand le mur est tombé, qu’est-il resté comme option? Quand le bloc de fer s’est ouvert, quels ogres se sont jetés sur l’économie planétaire?
Encore un peu saoul, je cherche mon souffle. Je broie du noir. Le capitalisme n’a plus de prédateurs. Les dessous coquins de l’époque cachent un corps social famélique, anorexique. Je crains alors de tomber à jamais dans ce gouffre de plus en plus creux entre riches et pauvres, ce gouffre entre les consommateurs, entre les sociétés marchandes, entre les nations.
Je marche derrière les pèlerins, dans ce labyrinthe humide. La guerre rugit à l’est du pays. Quelles catacombes m’ont mené à nouveau là où les obus pleuvent? Le cerveau encore fendu par l’alcool, je touche du bout des doigts les icônes, j’embrasse les pieds des statues. J’embrasse la vitre qui protège ces résistants momifiés, j’oublie la répression, je joue le jeu de la religion, j’oublie même à quel point on a tué en son nom.
Tout peut aller mieux. Tout doit aller mieux.
Vraiment?
LA PLUIE (AU LOIN)
Or
Robes noires
Chandelles et icônes dorées
Barbes et chants
Encens.
Et la pluie dehors
Le tonnerre, même.
Et au loin,
La guerre.
Civile.
C’est comme ça qu’on dit.
Civile.
Au loin, le tonnerre.
Qui ne fait plus peur.
En 2022, l’évidence de l’incivilité de cette guerre crèvera les yeux.
Cette guerre n’a rien de civil. C’est un viol. Aux yeux de tous.
AUJOURD’HUI, LES ANGES (SNIPER’S ALLEY, NOUVELLE DIRECTION)
Février 2014.
Après les Indignados, Occupy Wall Street, les émeutes en Grèce et les bagnoles brûlées en France, après les printemps arabes et leur pâle copie du printemps érable, il y a eu révolution sur Maïdan, la place de l’Indépendance de Kiev. Trois mois et un jour. L’Euromaïdan, en ukrainien Євромайдан ou Yevromaïdan, un mouvement de manifestations pro-européennes. Un mouvement d’émancipation hors du giron de la Russie.
Tout commence le 21 novembre 2013 à la suite de la décision du gouvernement ukrainien de ne pas signer un accord d’association avec l’Union européenne. L’ombre russe ne partira pas. Manifestations, émeutes, occupation de la place, tsunami 2.0 sur les réseaux sociaux, les caméras du monde filment, la flamme de l’insurrection brûle sur Maïdan, et la brutalité policière bastonne. Slava Ukraini, gloire à l’Ukraine, Heroim Slava, gloire aux héros. Un ange doré au sommet d’un monument en plein centre de la place regarde les milliers de manifestants, les tentes qui se dressent en camps de fortune. Des étudiants ont protesté, les berkouts sont venus avec casque, costume treillis, matraque et bouclier. Le sang a coulé, la neige est devenue rouge, la population a dit non. Ne touchez pas à nos enfants. Et ils sont venus les rejoindre.
Mobilisation. Indignation. Un peuple se soulève : on ne veut plus de la terreur de l’ours russe, on veut l’Europe, la liberté, les blue-jeans, et Eurojet, voyager, baiser… Vous avez matraqué notre jeunesse? À la barre de fer? Ça ne passe pas. Jour après jour, les rassemblements : les rock stars, les vedettes, mille personnes, dix mille, cent mille… Les gens viennent après le travail monter les barricades. Une femme en manteau de fourrure et talons, un homme en cravate. Ils viennent aider. Un médecin, une chanteuse pop, un avocat, des étudiants, des vétérans, des ex-policiers… La répression continue, les forces spéciales, les berkouts, ils frappent mais on résiste, les pavés volent, les barricades de glace montent, la soupe populaire, le peuple dit non. Dents brisées, crânes matraqués, arcades sourcilières éclatées, bras fracassés, le sang sur la neige noire… Ils résistent, ils disent non. On ne veut plus de la Russie, les berkouts ne seront pas assez nombreux cette fois-ci, cette fois-ci on ne nous volera pas notre révolution. Casques de fortune, boucliers de bois, lunettes de ski… Les mères sont venues, les dentistes sont venus, les voisins sont venus, les grands-pères, les enfants. On chante, le piano joue face aux militaires, on boit du thé, on crie, on se tient, on se bat. On s’organise. On dit non. On n’en veut plus de ce gouvernement. On n’en veut plus de l’oppression, de la corruption… On veut l’Europe.
Deux snipers.
Ils ont ouvert le feu. Du haut des hôtels. L’ange de métal doré regarde. Ses ailes clouées… On tue son peuple, les pneus flambent, le chaos… Les blancs de neige devenus rouges, encore… Le sang giclant de corps trop jeunes.
Ukraine. De l’ukrainien Україна, Ukrajina, racine slave désignant une « incision, entaille », ou encore la « ligne délimitant quelque chose » et par extension « pays, province, frontière ». À la frontière de la barbarie, des snipers n’ont pas hésité à appuyer sur la gâchette.
Et à appuyer de nouveau.
Et encore.
Encore…
Encore.
Voilà où se trace la réelle frontière. Dans ce doigt qui fait pression sur le métal de la gâchette. Dans cet œil vissé à la lunette d’approche.
Plus de 120 tués, dont 17 policiers.
1 890 blessés, dont 40 journalistes.
Plus de 100 hospitalisés.
65 disparus.
En Ukraine, le peuple s’est levé. Uni. Malgré la répression, malgré la mort, malgré la peur, et le froid et la désinformation. Ils ont chassé leur gouvernement.
Longue vie à votre révolution.
Slava Ukraini
Heroim Slava.
HIER, L’OGRE (LES GRANGES SONT VIDES, ON PEUT Y ENTREPOSER LA RANCUNE.)
1932-1933.
La faim. Mère de la colère, de l’horreur. Une famine planifiée. Le Soviet veut asservir l’Ukraine. Tout a été bouffé. Mes fils et moi, on a travaillé les champs à s’en désosser le dos, rien n’est resté dans nos gamelles. Vous avez tout volé. Les seins de nos femmes se sont flétris, les enfants rachitiques ne grandissent pas. Les os de ma fille ont percé sa chair. Elle est morte. J’ai faim. L’humiliation au ventre, la faim au ventre, la peur au ventre, la haine au ventre, le ventre crie, torturé, bafoué, massacré. Les limites de l’imaginable sont perforées, la chair des enfants se déchire tout à coup sous la dent, plus rien ne tient. Que la survie qui peu à peu dévore le reste : les convictions, la morale, le petit du voisin, l’humanité, tout ce qui nous sépare des ogres des contes. Le petit du voisin dépecé, dévoré, sa chair vendue au marché. On a rongé les os, on les a cassés pour en sucer la moelle. On les a pris pour briser les os des autres, en sucer encore une fois la moelle.
On est morts par millions, les dents déchaussées, les muscles vidés, les femmes se sont vendues par millions pour un peu de gras et on est des millions à avoir encore des nerfs de gamins entre les dents.
Les champs engraissés à même notre sang ont été vidés de leur blé. Ont germé alors les semences de la vengeance. De mes yeux coule une violence à revendre. La violence des guerres intergénérationnelles, ces guerres qui s’inscrivent dans les gènes, qui se greffent à la sève des arbres généalogiques, ceux-là mêmes qu’on a voulu abattre. On en oublie la cause.
Des millions de morts, disent les livres… C’est froid un livre. Quelques caractères noirs sur une page blanche ne seront jamais assez pour décrire les yeux qui se cernent, les mères qui voient leurs fillettes mourir, leurs garçons s’entredévorer. Se voir pire que des bêtes. De cette mort environnante, rien ne reste. Ni dignité, ni humanité, ni divinité… On a même mangé Dieu. L’humanité s’est décharnée de son sublime et les animaux nous méprisent depuis.
Holodomor. De l’ukrainien голодомор (holod, la faim, la famine et moryty, tuer, affamer, épuiser). Famines planifiées en Ukraine en 1932-1933 par Staline pour asservir la population.
2,6 à 5 millions de morts disent certains. 7 à 10 millions disent d’autres. Et on voudrait ne pas reconnaître? Prétendre que les champs étaient malades? Jusqu’où peut nous mener une idéologie?
Les statues de Staline trônent toujours en ex-URSS… Le petit père des peuples. L’ogre.
Celles de Lénine trônent encore en Ukraine.
LAZAR KAGANOVITCH.
VIACESLAV MENHZHINSKY.
VSEVOLOD BALTITSKI.
VIATCHESLAV MIKHAÏLOVITCH MOLOTOV.
JOSEPH STALINE.
LA CHAPELLE (MOBILE HOUSE FOR CHEAP GODS)
Juillet 2014.
Tout près de ma chambre, un chantier commence. Des hommes en besogne. Quelques femmes aussi. Une quinzaine de travailleurs, les mains dans la poussière, décidés. Le ciment, les planches, le plâtre, la sueur, la poussière qui colle à la sueur… Le soleil.
Ils construisent une chapelle. Dieu encore. Comme cette croix au bout du trident qui symbolise l’Ukraine. Comme le chapelet tatoué au poignet ou pendant au cou, en évidence, au cœur de la veste paramilitaire verte des désœuvrés qui persistent dans leur tente sur Maïdan. Dieu est en vie. Après l’opium du peuple, c’est le shoot d’adrénaline pour remettre sur pied les cadavres chauds, les corps immobiles. Les momies.
Pas loin, il y a le Megamarket nommé Bolchevik. On y trouve de la vodka, des saucisses, des icônes, de l’huile de tournesol et une foule d’autres produits en rabais.
On reconstruit l’Ukraine d’aujourd’hui sur les cendres d’hier.
CHERNOBYL TOURISM (ORGANIZED TOUR)
1986-04-26
Is there anybody out there?
Have you left your key?
Prypiat
Прип’ять
Ghost city
3 km from the plant
From a population of 49,360
To zero
Chernobyl tourism
Nuclear surviving
No smoking in the bus
Lost
Haunted silence
The Ferris wheel is silent
The schoolyards are silent
Empty busses
Swimming pool green
Trees
Vines
Plants cracking the pavement
Radiations
Crows falling from the sky
Is it magic?
Hawks and doves
Tax cut for army helpers
Liquidators
Dig in the waste
Enjoy the ride
Buy your Russian dolls local
Black Sea Hotel
Four stars
Porno wars
Magical nuclear tours
Mankind
Naked
Nukes
What does Fukushima mean to you? (Select one answer and cross the circle)
〇 a memory about a terrible disaster
〇 drawbacks of nuclear power
〇 a memory about the bravery and the courage of the accident liquidators
〇 ecological disaster for hundred of years
〇 unaccounted lessons of Chernobyl
〇 a love story endlessly repeating
〇 crows falling from the sky
Je ne suis pas allé à Tchernobyl. Trop compliqué. Pourquoi y aller? Pour la photo? M’irradier du lieu afin d’écrire? Jusqu’où aller pour une bonne histoire? Jusqu’où aller pour me sentir vivre? Jusqu’où aller pour oublier?
« Depuis ses débuts, l’énergie nucléaire a provoqué dans le monde 376 millions de cancers, 235 millions d’effets génétiques et 587 millions d’effets tératogéniques, pour un total d’environ 1 200 millions de victimes. »
– Rosalie Bertell, The Ecologist, novembre 1999
Rosalie Bertell est docteure honoris causa de cinq universités, en plus d’être fondatrice de l’International Institute of Concern for Public Health de Toronto, dont elle est présidente de 1987 à 2001, ainsi que de la Commission médicale internationale de Tchernobyl en 1996.
SPILNO TV (LE PIANO JOUE ENCORE…)
Juillet 2014.
Un piano public sur Maïdan, mégaphone face aux bottes, tendre mélodie face à la drill. Un homme joue. Avec passion. Les gens passent, certains s’arrêtent un peu, il joue.
Trois mois plus tôt, le peuple a vaincu, le gouvernement a été chassé. Les tentes restent sur la place, certains en veulent davantage. Comment croire aujourd’hui? Tant de révolutions avalées, récupérées. L’autre révolution, la révolution orange de 2004 en Ukraine, elle reste dans les mémoires. Révolution volée, détournée, Orange Crush pressé de toute saveur, de toute valeur. Cette révolution-ci, qui la dirige? Qui a payé les snipers pour envoyer les manifestants dans les étoiles à partir des hôtels 5 étoiles où les tireurs étaient juchés?
Impossible de récupérer la révolution d’aujourd’hui, elle défile encore sur Spilno TV. L’écran géant de cette chaîne de télé 2.0 prend encore toute la place, place de l’Indépendance.
Entre les tentes, dans la lumière de l’écran, les hommes errent. Miliciens volontaires en sandale et treillis militaire, le chapelet au poignet, le gun à la taille, le tatouage oï à l’avant-bras, si fiers. Après la libération, tous sont résistants. Veste pare-balles sous le tir de l’appareil photo des touristes. Qui protégera l’âme des indignés du gavage, des têtes rasées et de l’extrême droite nationaliste camouflée en sandale? Un autre milicien se pavane, en botte à lacets blancs, pantalon kaki, entre les pavés et la plage… Un jeune aux cheveux un peu trop rasé avec son bâton de baseball. Musée de la mémoire, musée de l’Holodomor, musée de Tchernobyl, et maintenant, la place de l’Indépendance transformée en musée de Maïdan? Un musée de l’avant-hier où traîne encore l’odeur du métal brûlé, entre tourisme et nostalgie. Home Run sur Spilno TV.
Doit-on toujours recommencer? Entre les feux d’artifice et l’avarice des vendeurs de bibelots, entre le dogme des néonationalistes et l’opportunisme des faux révolutionnaires, comment trouver son chemin? Comment protéger demain?
La nouvelle garde erre, sandale, culotte kaki, elle a trouvé une cause, elle a le sentiment de faire quelque chose, elle a un port à son errance, une mission à sa torpeur. Pour quelques mois, quelques jours, à l’aube de l’ange doré, à l’ombre de l’Hôtel Ukrainia, la vie a eu un sens. La colère a eu une cible. Le désœuvrement, un camouflage. Ils sont maintenant là, à se pavaner, en état d’ébriété, à regarder Spilno TV, désolidarisés, en silence, dans le brouillard de l’importance. Ils y ont cru, se sont vus au cœur du grandiose, de l’Histoire. Ils étaient là. Au bon moment, au bon endroit. Pour une fois. L’adrénaline, l’émotion, le sang qui bout, et la solidarité, la vraie. Les barricades et la liberté un sein à l’air, encore. Ils ont écrit l’Histoire. Ils avaient un ennemi clair, une lutte spontanée, sincère, l’injustice était criante, tous étaient unis, un groupe, un peuple, leur peuple, eux… Ensemble, ils ont lancé des pierres, ensemble, ils ont chanté, ils ont pleuré leurs morts, ils ont crié l’espoir, ils se sont battus, ils se sont parlé, avec la jolie, et la caissière, l’étudiant, l’ouvrier, l’avocat, le poète et même l’ex-policier. Ensemble, ils y ont cru. Où sont-ils les autres maintenant? Pourquoi sont-ils rentrés? Quoi faire? Retourner au désœuvrement? À la bière de 10 h du matin?
Je serre mon chapelet, me gratte le tatouage, le trident emblématique de mon pays, le slogan imprimé à l’encre noire dans mes pigments. Je regarde les départs, nous étions des milliers, des millions même… Maintenant, reste Spilno TV.
Le soleil s’est couché. Dans l’Est, la guerre a éclaté. L’invasion a commencé. La partie de dames est terminée? C’est le temps de rentrer? Ils remplacent tranquillement les pavés de la place, ils rebouchent la rue, la reprennent… Elle est à nous, pourtant! Ils referment la plaie, mais j’ai encore mal, moi! Ils veulent laver, oublier… On ne peut pas oublier. Le piano joue encore. En périphérie. Les images tournent en boucle sur l’écran de Spilno TV. Noir et blanc, au ralenti. La musique pleure. Puissante, troublante. L’esthétique de la violence. Ce n’était qu’une télésérie? Une pause publicitaire? Un succédané? Une soupape bientôt refermée? Je ne suis qu’un figurant de Spilno TV?
Je ne veux pas retourner à ma vieille vie. Plus de projecteurs, plus d’adrénaline, plus de sens… La bouteille n’a pas de fond dans mon vieux réfrigérateur, sur la vieille table de ma minuscule cuisine abandonnée depuis mars dernier.
Soyons…
Soyons…
Soyons…
Hé, hé, hé!
Et la vodka se boit d’un trait.
COLD WARS (AND PORNO STARS)
Do I exist?
What’s my name?
Where to hide?
Low-fi love
High heels
Legs everywhere
At every corner
High heels
Fetish style
Miniskirts
Blush
Make up making everything up
The ground zero in me
The crave
Breast and beauty contest
Every corner is a beauty salon
Perfume
Sex appeal
I crave
Skinny spells
Bullet shells
Sex slave from the East
Porno stars
Chernobyl of the everyday dream
Wet
Irradiated
You and I?
I alone
What’s your name?
I smell fear
Sweat
Sperm
Poker chips
Nothing to declare
Peace corps
Body care
Booby trap
Brest job
Skin skyscraper
Heels
Legs
Lipstick
Eye shadow
Low cleavage
Body language
I am analphabet
Wake me up after the war
Warm me up
War is coming
War is nothing
From Chernobyl to Bikini
I burn
Legs
Endless
Tank tops
Radiations
Skin burns
My lips, dry
I crave
A bomb
H-bomb
Smile
Bikinis
Belly button
Caprice
Cinnamon
Angel
Desire
Selene
Sabrina
My skin burns
My heart beats slowly
Hard and sad
At the wall
Against the gun
Lost
Cold
Forbidden
Plagued
Cold wars
Again and again
Porn stars
Again and again
Miniskirts
Exploded
Again and again
Nothing left
Kiss and kill
Sunscreen
What is happening to me?
What is happening in the East?
What is happening in Donetsk?
Where am I?
An Ukrainian woman without makeup is naked
1946
The first A-Bomb explodes in the Bikini Atoll.
Four days after, Louis Réard introduced a new swimsuit design named the bikini after the atoll. He hired Micheline Bernardini, an 18-year-old nude dancer to demonstrate his design. He commercialized the swimsuit with the slogan “Le bikini, la première bombe anatomique!” There have been 67 nuclear experiments, including 23 A-Bombs and H-Bombs explosions in the atoll between 1946 and 1958.
LA CHAPELLE – SUITE (BÂTIR DEMAIN…)
Quelques jours ont passé entre le salo, ce beurre de lard si populaire, et la vodka. Entre les saucisses et la vodka, entre le pain de seigle et la vodka, les varenykys et la vodka… Entre Maïdan et le Dniepr. Et la vodka. Sur la rue de la chapelle, ils y sont encore, les travailleurs. La structure est terminée, sont à l’œuvre les plâtriers, on met le carrelage sur le terrain. Dieu est un grand contremaître. S’ils avaient la même fougue pour construire des lendemains à cette révolution, pour cette jeunesse qui n’a jamais connu le soviétique… Tout est à faire en cette nouvelle demeure… Si seulement ce sentiment de corvée était contagieux, et qu’il atteignait les sphères de l’État?
Le pays est à construire, le rêve est à cimenter, le futur est à ériger.
Mais au loin, la guerre.
Au loin, le tonnerre.
PRAVY SEKTOR, ПРА́ВИЙ СЕ́КТОР, LE SECTEUR DROIT (RÔDENT LES FANTÔMES DES VIEILLES IDÉOLOGIES)
Une procession de martyrs. Ici aussi. Sur Spilno TV. Comme en Palestine? Non, là-bas, aucune rediffusion, les martyrs sont toujours frais du jour. Une procession de martyrs ukrainiens, donc, de février 2014. Les croix, les barricades de glace, chapelet et thé glacé… La foule. En rediffusion.
Juillet 2014. Devant l’écran géant, un type avance, traverse les tentes qui restent, passe sur la rue, se faufile entre les touristes. Un type en bermuda, t-shirt, flip flop et mitrailleuse israélienne de marque Uzi à la main. Le cran d’arrêt est-il activé? Il avance dans la foule éparse. En sandale. La foule se tasse. Des miliciens volontaires le suivent, régiment confus, mal rasé… Le porteur d’Uzi entre dans un édifice : les bureaux de Pravy Sektor, un parti politique ultranationaliste paramilitaire ukrainien.
Drapeaux noir et rouge. Tatouage, croix, chapelets, Uzi, Heroim Slava, gloire aux héros. Quoi penser de tout ça? De cette iconographie de la révolution? Pravy Sektor. Milice paramilitaire active au Donbass, la province de l’Est où la guerre tombe comme la pluie? Ou regroupement de mouvements d’extrême droite ukrainiens? Nationaliste? Néofasciste? Ultraconservateur? Droite radicale? Néonazi? Quoi croire? Qui croire? Un drapeau noir et rouge avec des aigles comme emblème. Les médias russes les diabolisent évidemment. Qu’ils soient néofascistes ou néonazis, ça justifie leur intervention au Donbass, en Crimée. Pourtant, l’ennemi de Pravy Sektor n’est pas l’immigration. C’est la Russie justement, le Kremlin… Qui n’est pas un enfant de chœur, quand on connaît la Tchétchénie et l’ultraviolence qui y rôde en treillis.
Et pendant qu’on débat nazi ou Uzi, ils remettent ça sur Gaza. Les bombardements recommencent. L’horreur banalisée, redondante. La routine. Le retour de la mousson de métal. Banal.
Le type avec sa Uzi a disparu derrière les sacs de sable et les milices qui gardent l’entrée de l’immeuble de Pravy Sektor. Quelques rues plus loin, le poster de Lénine sur un socle de sa statue démantelée a un graffiti d’étoile de David gravé au front…
Mais qui croire vraiment?
TERRE NOIRE (FESTINS ET FAMINES)
Vodka et gras de porc au déjeuner.
Puis la route.
Le village de Gitnie Gory.
Les cerisiers.
Les châtaigniers.
Les courges à profusion, les champignons, les abricots…
Le blé.
La terre est grasse, humide, gorgée, noire, riche.
L’air sent l’humus.
Des oies traversent la rue.
Le ciel est bleu, immense.
L’Ukraine, grenier de l’Europe.
L’âme du pays est en équilibre sur cette ligne d’horizon, dans ce blé. À la frontière entre terre et ciel, entre le bestiaire humain et le sublime du soleil. Le sang a coulé dans les sillons noirs des champs, mais le blé pousse encore vers les nuages, le grandiose, le vide. Et les tournesols tournent la tête. Normal, ils cherchent le soleil. La liturgie des moissonneuses-batteuses résonne au loin. L’amour se cache sous les ongles noirs, dans la vodka claire, limpide, qui monte d’un trait vers la bouche après le travail, tel un baiser.
Derrière les arbres, délabrée, au coin d’une rue du village, délabrée, l’étoile rouge. Et une croix pour commémorer l’Holodomor. Des millions de morts en 32-33. Caviardés des livres d’histoire. Reste un monument ici et là pour se souvenir, une plaque commémorative. Ils ont dit que c’était la sécheresse… Regarde cette terre. Goûte-la. La plus riche d’Europe.
Ils coupent les oliviers en Palestine. Ici, en 1932, ils ont interdit le blé aux cultivateurs. Ils le moissonnaient. Quotas de production, quotas d’exécution. Chants liturgiques remplacés de force par le chant métallurgique des bottes et des pleurs. Mais qui se souvient vraiment?
Quel chemin mène un moustachu à affamer un peuple, à le pousser au cannibalisme et à continuer à dormir la nuit? Dormait-il la nuit?
Comment font les propagandistes israéliens pour s’empiffrer quand ils savent les mensonges qu’ils sèment pour camoufler le banal de leur barbarie renouvelée? Une nouvelle opération militaire, qu’ils osent appeler Bordure protectrice. Peuvent-ils réellement engloutir l’humus, l’arak et la terre, croquer le noyau des olives et sucer l’innocence des yeux des enfants, broyer le dos des parents comme on presse l’ail, avaler le jus de grenadine avec l’amour et les lendemains, roter après le festin d’un peuple, et dormir ensuite? Peut-on croire en l’humain derrière l’ogre en chacun? Peut-on croire aux anges?
Tout dirigeant devrait avoir de la terre sous les ongles. Tout dirigeant devrait en avoir mangé, de la terre, y avoir goûté.
Je ne dors pas cette nuit.
RÉALISME SOCIALISTE (QUATRE ROUES MOTRICES)
Lada
Volga
Et toi et moi.
Toi qui me poursuis jusqu’ici
Moi qui ne sais plus, qui ne sais pas.
Ne pas fuir.
Ne pas couler
Aimer au lever
Croire.
Ne pas débarquer en route
Ne pas sauter en bas
Ne pas s’écraser.
Espérer quelqu’un au volant.
NOSTALGIE (LA DÉKOULAKISATION DE LA MÉMOIRE)
À l’époque, on allait à l’hôpital, on était soigné. À l’époque, nos logements étaient froids, crasseux, mais on était logé. En 1989, 2 millions de Russes vivaient sous le seuil de la pauvreté. En 1995, ils étaient maintenant 74 millions, dont 37 millions dans une pauvreté dite écrasante. En 2006, le gouvernement russe a admis qu’il y avait 715 000 enfants sans domicile fixe. L’UNICEF parle de près de 3,5 millions… C’est pareil en Ukraine? À Donetsk dans le Donbass en tout cas, on se souvient. Les habitants étaient le cœur économique de la République. Maintenant, ils sont méprisés. Une des premières mesures du nouveau gouvernement post-Euromaïdan a été d’enlever au russe son statut de langue officielle. Et les habitants de l’Est parlent presque exclusivement russe… Et ils écoutent les médias russes. Alors ils ont eu peur. Alors ils tirent. Et ils passent de la Kalachnikov au lance-roquette.
Une babouchka se souvient. Elle a peur. Mangera-t-elle des conserves pour chien à la fin de sa vie? Son fils rage. Il cherche un emploi. Il voit les convois de Mercedes des nouveaux oligarques. Il a fait la Tchétchénie. Les 100 000 civils morts dans les guerres tchétchènes, il les a vus. Il s’en veut. Pendant qu’il était là-bas, il ne regardait pas ce qui se passait chez lui. Pendant qu’il était là-bas, personne ne regardait ce qui se passait chez lui. Et les convois de Mercedes aux fenêtres teintées ont commencé à circuler.
Apparaît alors la nostalgie de l’étoile rouge, de la faucille et du marteau. Avant, ce n’était pas parfait, mais on mangeait, on était logé, on était soigné. Maintenant, les cigares se consument, le caviar sèche sur les comptoirs, la vodka renversée coule sur le tapis à poils longs des orgies de mauvais goût… Et les femmes qui servent de bétail à ces déchéances de Moscou viennent de Géorgie, de Biélorussie… D’Ukraine.
L’Holodomor? L’archipel du Goulag? Oubliés. Les zeks, ces prisonniers du goulag, sont morts et enterrés. La guerre était froide à l’époque. Aujourd’hui, c’est la barbarie à ciel ouvert. On oublie le mur de fer, et les égorgements massifs qui le faisaient rouiller de l’intérieur. Lénine est mort, vive Dieu.
En 1989, ils ont déterré des fosses communes. Tout le monde croyait que c’étaient des victimes des nazis. C’étaient des cadavres d’exécutions massives. 15 000 par jour lors de la dékoulakisation des années 1929 à 1933, disent certains. La littérature est sortie avec la glasnost, on a appris. On devrait savoir maintenant, non?
Déterrer les morts.
Encore et toujours, déterrer les morts.
Déterrer les archives, enseigner dans les écoles, apprendre.
Réapprendre à lire, mettre à jour les livres d’histoire.
Reconnaître le passé et ses tranchées, ses camps, ses fosses communes et ses famines planifiées.
Le déterrer, le passé, afin de l’enterrer pour vrai.
Poutine : Il est cruel celui qui n’est pas nostalgique de l’époque soviétique. Il est stupide celui qui appelle son retour.
Ne pas croire que le capitalisme ne peut pas mener à la dictature. Demandez au Panama, à l’Indonésie, au Chili…
Ne pas croire que le communisme d’État peut survivre sans l’autoritarisme d’État.
Y a-t-il une autre voie?
Lest we forget
memoryandconscience.eu
Democracy matters
PETIT GUIDE POUR OTAGE (DE LA CRIMÉE À KIEV)
Mi-juillet 2014.
Officiellement, le nombre de réfugiés venus de la Crimée et du Donbass tourne autour de 40 000. La dame de l’ONG Vostok-SOS pense plutôt à 120 000. Sasha qu’elle s’appelle, elle aussi. Elle nous étudie. Elle ne porte pas de soutien-gorge. Qu’il est triste de dormir seul.
Il sera difficile d’aller dans le Donbass.
Sasha : « We are all Americans », disait Bush… Sauf bien sûr ceux qui ne le sont pas, qui n’ont pas une télé par chambre et des problèmes de surpoids.
Les otages, on les libère après rançon la plupart du temps. Ce sont soit des activistes d’Euromaïdan, soit des businessmen, des concurrents, ou des militaires. Au mauvais endroit, au mauvais moment… En général, dix jours dans un sous-sol, quelques passages à tabac, puis la rançon.
Les femmes intelligentes sans soutien-gorge, dans ce sous-sol, on n’imagine même pas.
Il s’est développé un marché parallèle à la guerre civile. L’armée ukrainienne fait pareil, ensuite, on fait du troc. Dans les sous-sols, les journalistes sont des espions; les activistes, des membres de Pravy Sektor; les businessmen, des vaches à lait.
En cas de prise d’otage, on conseille de trouver comment établir un dialogue. On conseille aux parents d’aller devant un bâtiment des séparatistes, puis de crier : « Mon fils a disparu ». Loin d’avoir besoin de cette pub, ils réagissent. Ensuite, il est possible d’entendre brièvement la voix de son fils au bout de la ligne. Et de savoir le montant de la rançon.
Ces derniers jours ont été douloureux à l’Est. Ils semblent vouloir raser Louhansk. Ils essaient d’éliminer les séparatistes. On dit qu’il ne reste que les mercenaires… Que la population a eu son compte, qu’elle n’y croit plus, à la République indépendante du Donbass… On dit. On dit aussi que ce sont les séparatistes qui bombardent Louhansk. On dit qu’ils veulent monter la population contre l’armée ukrainienne. Parce qu’elle ne les défend pas. Il n’y a pas d’évacuation, pas de couloir humanitaire. On dit que les séparatistes s’abritent dans les quartiers populaires.
En Crimée, il n’y a pas eu la guerre. Les gens ont fui avec leurs papiers. Les maisons sont encore là. Dans le Donbass, c’est différent. Ils démolissent les maisons, les réfugiés n’auront nulle part où revenir. Les gens de l’Est, quand ils appellent pour des conseils, on leur dit d’apporter des vêtements et les papiers, c’est tout. On leur explique comment se faufiler dans les trains, comment éviter la prise d’otage, comment séparer l’argent sur soi pour qu’il ne soit pas tout pris d’un coup. Certains vont en Russie… C’est plus proche. Donc moins cher. Ils ont aussi des membres de leur famille là-bas. Les médias russes font un gros travail de propagande. Ils diabolisent Pravy Sektor, les gens de l’Euromaïdan seraient des junkies pro-USA, ou, encore mieux, des néonazis. Eux, les Russes, ils vont s’occuper des gens, que disent les médias… La Russie, c’est chez eux, que disent les médias.
C’est où chez eux? Là où le plâtre du toit ne tombe pas dans le café à cause du tremblement des mortiers. Ailleurs que dans un abri antimissile. Il n’y aura pas de chez eux. Il n’y a plus de chez eux. Quelle banalité, cette histoire mille fois rejouée.
Je suis de Crimée. Avant l’annexion, je travaillais avec des femmes d’Europe de l’Est. Ils ont vandalisé la maison de ma mère : pute à Tchèque. Vandalisme, appels anonymes, menaces. Je suis partie.
Il est dangereux d’être jolie quand on sait parler haut et fort.
« Selon l’ONU, au moins 285 000 personnes ont fui l’est de l’Ukraine, en majorité (168 000) en direction de la Russie, et le mouvement ne fait que s’intensifier, atteignant 1 200 personnes par jour depuis deux semaines. »
Le Devoir, 6 août 2014
L’HISTOIRE D’ALEXI (DE LOUHANSK À KIEV)
Alexi : 30 novembre 2013. Ianoukovitch refuse de signer l’alignement sur l’Europe. Les soulèvements commencent partout en Ukraine. À Louhansk, c’est pareil. Décembre 2013, j’organise l’Euromaïdan de Louhansk. On décide de présenter un documentaire montrant la décadence de la maison d’Ianoukovitch : le marbre, les chiottes en or, le golf privé, l’héliport, le zoo privé, les autruches. Les policiers interdisent d’allumer la génératrice, des hooligans renversent du thé sur l’ordinateur, de l’acide sur l’écran. Au troisième essai, on présente le film. On protège l’appareil jusqu’à la fin de la présentation. À chaque évènement, il y a de l’intimidation. De plus en plus, de plus en plus fort.
En mars, on doit être autour de 1 500 personnes pro-Europe à Louhansk. La pression augmente. Bombes fumantes dans nos maisons, intimidations. Ils débarquent chez nous, nous menacent de mort. C’est le même clan qui finance les médias de masse. La guerre de l’information est disproportionnée. Je suis invité à une émission de télé, l’animateur me provoque. Un homme derrière moi donne des coups dans ma chaise quand je parle. On veut me déranger, m’intimider.
On met en place des patrouilles d’éclaireurs pour avertir l’arrivée des anti-Maïdan. On élabore des plans de fuite, les costauds restent pour protéger les autres.
Le 9 mars, c’est l’anniversaire du poète Chevtchenko. On est attaqué en pleine manifestation. Vingt hospitalisés.
Ça dégringole.
3 mai 2014. Une base militaire ukrainienne qu’on aide est attaquée. Les séparatistes me reconnaissent. Ils me prennent en otage. Beaucoup ont voulu me protéger, me faire sortir. Certains policiers sont pro-Ukraine, certains bandits aussi. Ils m’aident. Dans le sous-sol, un ami à moi, nouveau dirigeant du SBU, le Service de sécurité d’Ukraine, fait pression. On me libère après 24 h. Je suis chanceux. Rares sont ceux qui s’en sortent si rapidement, si facilement.
Quand ma femme me voit, quand elle voit mon corps, elle me dit : « On part. »
7 mai. On quitte Louhansk. Après une quinzaine de checkpoints, on arrive à Dnipropetrovsk. On y reste deux mois. Je m’occupe des réfugiés, j’aide l’armée ukrainienne, j’essaie de ramasser du financement. On achète des médicaments, des munitions.
Il y a dix jours, un ami m’appelle. Ma tête est mise à prix. Comme celles des autres qui aident. On part vers Kiev, ma femme et moi.
Le 7 juin, on trouve le temps de se marier…
Sasha : Il y a eu trois vagues de réfugiés.
La première vague, les organisateurs d‘Euromaïdan.
La deuxième, les partisans, les participants, les passants.
La troisième vague, ceux qui ont peur. Les retraités, les malades, les invalides. La mère d’Alexi avec son troisième mari. Ils ne voulaient pas partir, mais quand les bombardements ont atteint les banlieues, ils ont quitté vers le centre-ville. Quand même les monuments ont explosé, quand plus rien n’était protégé, quand ils ont compris que le mépris était total et que la vengeance rodait comme la rumeur, ils ont fui.
Alexi : Dans une maison, lors des bombardements, le sous-sol, c’est le meilleur endroit. Dans un appartement, il faut une pièce sans fenêtre, la salle de bain, le placard… Avoir de la place pour s’asseoir, s’allonger. De l’eau, de la bouffe, une radio à piles pour les nouvelles, pour suivre la route des bombardements. La radio fait aussi du bruit en cas d’écroulement. Pour être repéré par l’équipe de sauvetage. Une lampe de poche aussi. Une petite pelle ou une barre à clous pour te dépêtrer et sortir.
Dehors, il pleut à boire debout.
L’HUILE DE LA MACHINE À RUMEUR (MASS MEDIA AND MASS DESTRUCTION)
Un sous-sol. Les questions : « Es-tu de Pravy Sektor? Qui connais-tu? C’est qui tes contacts? Qui te paye? Pour qui travailles-tu? » La machine à rumeurs roule à fond de train. Trente autobus de Pravy Sektor vont arriver, ils viennent tuer les russophones, tout massacrer, toi, moi, même le père Noël. La télé russe roule en boucle, répète en boucle. Kiev est en sang! Pravy Sektor mange des enfants! Les nazis sont sortis de leur tombe! Le frère d’un voisin aurait été au Maïdan de Kiev avec 17 000 $, il est revenu junkie… Là-bas, ils mettent de la drogue dans la bouffe distribuée gratuitement, pourquoi ils l’auraient distribuée gratuitement sinon? La drogue les empêche de dormir, et, peu à peu, ils deviennent junkies. Les gens de Kiev sont des junkies. Des nazis. Des zombies.
L’Occident accuse la Russie d’envoyer ses troupes au Donbass. La Russie nie catégoriquement, mais les soldats russes font des selfies de l’autre côté de la frontière. Les soldats ont disparu, les selfies aussi, mais les pages Facebook sont restées. Entre les pimps qui recrutent, les islamistes tchétchènes qui recrutent, entre le virtuel et les guerres modernes.
Un jeune infirmier est blessé à Donetsk. Il a mis sur Twitter : Je suis en train de mourir… Il a récolté beaucoup de like.
LA FINE LIGNE (GUNS AND CROSSES)
Dnipropetrovsk.
Une station-service vers l’Est.
Le plein.
Un jeune.
Chapelet au poignet
Tatouage Pravy Sektor sur le bras
Le regard ferme
Je suis jeune
Mais je ne suis plus perdu
J’habite une cause
Mon pays me demande.
J’appartiens.
J’ai une famille
Un pays
Un drapeau rouge et noir
Un sens.
À l’Est, on torture pour des aveux sanglants
Pour prouver qu’on fait partie du mal
De ce parti
Pravy Sektor
Ce parti que j’ai tatoué sur le bras.
Qu’ils m’attrapent
Je crie haut et fort
Mon église
Mon pays
Mon drapeau
Mon parti.
On fait des films en mon nom
Ils viennent de Los Angeles
De Tel-Aviv
Pour pointer leurs caméras sur moi
J’existe.
Je sais maintenant
Pourquoi j’existe.
Et je connais qui sont les nouveaux ennemis du peuple.
MINE À CIEL OUVERT (PENDANT LES GUERRES ET LES BOMBARDEMENTS…)
Les villes défilent. L’orage gronde. Les éclairs découpent le ciel. C’est fréquent ces temps-ci au-dessus de l’Ukraine. Les éclairs déchirent le ciel et l’avenir, la vie et le possible. Qu’est-ce qui est réel? Mes amours carbonisés? La colère? La peur? Lazare de banlieue, prophète d’épicerie, gladiateur des métros bondés, de la routine… Sur le tapis du silence, l’auditorium est désert, il n’y a que moi. Est-ce que je peux encore me relever?
La nuit se couche, et avec elle, les couleurs meurent jusqu’à demain. Le siècle défile. Il avance plus vite que prévu, nous étions avertis. Les années ont défilé, insensibles au rêve, ne laissant que choix et conséquences. À trop vivre intensément, l’époque s’atrophie autour de l’émotion, de l’opinion. Peu à peu, l’horizon rétrécit, ne reste que la propagande, les livres d’histoire caviardés, et le caviar. Les vieux idéaux tentent de revivre, de survivre. Dieu, le communisme, le pouvoir d’achat, la classe moyenne… Le fascisme. On banalise l’horreur pendant qu’on tolère les supermarchés mondiaux et ses allées de consommateurs. Voilà notre monde, voilà le toit de nos enfants, voilà l’air du temps.
Nous sommes ces histoires, et ces histoires sont nous. Notre amour est digne d’un opéra, on en fait une brève d’un journal de banlieue. Nous avons été sincères. Le reste appartient à la rosée, aux marées, à l’immensité.
BESTIAIRE (LES PARKINGS DES MÉTROPOLES OÙ L’ON REDÉFINIT LES CANONS DE LA BEAUTÉ AU LANCE-GRENADE)
Les cigognes ont le cou brisé. On les retrouve disloquées, au fond du fossé. Elles amenaient les nouveau-nés, maintenant que les femmes sont au front, en cette autre guerre cachée au cœur des républiques ex-soviétiques. Une guerre banalisée où seules elles tombent, les femmes. Disparues, trafiquées, chair à canon, parking ouvert, jambes à vendre qui n’en finissent plus, marchandises à rabais, retailles d’hosties d’un nouveau capitalisme sauvage, lubrique, orgiaque, oligarque. Aux bords des autoroutes, elles se consument pendant qu’on les consomme pour quelques sous, talons hauts, fond de teint et lubrifiant, assises sur des sofas abandonnés, elles-mêmes abandonnées, livrées aux requins, aux violeurs de fin de semaine, aux enculeurs routiniers qui ne bandent qu’en défonçant.
Les hommes passent et passent, ils se prennent pour des soldats, ils insultent en baisant, ils crachent en embrassant, langue pâteuse, haleine de morgue, barbe râpeuse, hygiène de fin de mois, petit soldat de plomb, milice du vice, camarade de la viande avariée, chacun au combat avec ses pulsions, sa bestialité, à manger les fillettes, à ne pas savoir exister autrement, à ne s’aimer qu’en écrasant, qu’en vomissant entre ces jambes d’où ils sont sortis, en haïssant tout du chemin, en ne connaissant de la tendresse que les coups, de l’amour que le sang. Ces hommes défoncés qui consomment à bout portant. Ces ogres qui mangent les anges et laissent les ailes disloquées dans le fossé au bord des autoroutes électroniques ou de béton.
La bête rôde, elle dévore, mollets, cuisses, une fillette entre chaque dent, absolu capitalisme du désastre, stratégie du choc, ultime KO. La femme de guerre, sans frontières ni caresses. Youpornland, Slava Ukraini, Heroim Slava, ce sont elles les héroïnes, shootées de force pour asservir, junkies malgré elles, le cul enculé depuis les régimes passés qui ne passent nulle part mieux que sur elles. Les régimes passent en elles, à travers elles, sperme usagé, un après l’autre, dans la moiteur seconde main. On les dompte, absolue violence, on les vend, les femmes, les mères, les filles, les sœurs, toutes y passent. Capitalisme réel, redéfini, véritable définition du libre-échange, des mesures de contrition, des coupes budgétaires. Le sexe lacéré, violées au supermarché, abandonnées sur la chaussée, bestialité, dégénérescence, elles sont belles, trafiquées dans des coffres d’autos, frappées, abusées du matin au soir, et le samedi, et le dimanche. Rien de beau, chair à canon sans condom, il la frappe encore, lui l’animal, elle la viande hachée, crachat, adolescente, débris de régimes agonisants. Un homme vend une femme comme un territoire, sa chose, sa terre, son urinoir, moins qu’un mégot, un cendrier, il la baise, la brise, et les éclats de verre s’enfoncent… On les retrouve dans les stationnements des banlieues italiennes, dans les garde-robes des orgies des républiques ex-soviétiques, au buffet ouvert de l’offre et de la demande, dans le Red Light de toutes les capitales, au bord des routes de campagne de Turquie, dans les haltes routières d’Allemagne, au supermarché d’Amsterdam, de Rotterdam, de Bruxelles, dans les vitrines des Club Med, au Grand Prix de Montréal, dans les ruelles, sous les tables, au bout des corridors, au creux des nuits bleues des écrans planétaires. Nues. Vendues. Banalisées.
Peu à peu, elles meurent en silence, la bouche pleine, le cul explosé, la gorge enflée, le ventre infecté, usagé, elles meurent mille fois, à répétition, et elles ouvrent encore les jambes. Les bordels ambulants sont collants, gluants, omniprésents. On paye en roubles, en euros, en shekels, en grivnas, en dollars canadiens et américains, en dirhams, dans les gratte-ciels des émirats, dans les sous-sols de Paris, dans les salons de coiffure de Chine, en rabais, en bonus des contrats signés, jusqu’à échouer au dépotoir, une seringue dans l’œil, junkies forcées, défoncées, ultime frontière du libre marché. Que reste-t-il? Les dents cassées, les gencives purulentes, le sperme coule dans les écrans immortels cybermondialisés, sur les croisettes de Silicon Valley. Tous achètent. Tous baisent. Tous jouissent. Le sperme coule sans bruit. Esclavage sexuel sans bruit. Sans bruit.
Sans bruit.
SALUONS (BOUD’MO, BOUD’MO, BOUD’MO)
Un verre pour les héros
Un verre pour le rêve
Un verre pour la gloire
Un pour le pays
Un autre pour la patrie
Un pour les frères
Un pour les champs
Un pour les femmes qu’on aime
Et un autre pour celles qu’on baise
Un verre pour nos enfants
Un pour la chance
Un verre pour l’Histoire
Un verre pour la route
Un verre pour demain
Un verre pour la vie
Un verre pour les morts
Et on ne les cogne pas, les verres
Quand c’est pour les morts
Un verre pour la lumière
Un verre pour sa peau
Un pour son sourire
Un pour ses yeux
Et les enfants que nous aurons
Un verre pour le ciel
Le soleil et l’amour
Un autre encore pour la route
Un verre pour toi
Et un pour moi.
Des éclats de verres traînent dans mes fins de soirée
Sur le plancher maculé
La mort boit encore
Elle se saoule de nos vies
De notre futilité
Elle vomit au petit matin
Sur les trahisons petites et grandes
Les petites lâchetés
Les crimes contre l’humanité
Et la grande maladresse
De ne pas savoir vivre
De ne pas savoir aimer.
SALUONS – SUITE (LA CHUTE)
Vitali, l’ami d’un ami, est mort.
Il est tombé du parapet.
Suicide?
Meurtre?
Un peu des deux.
Trop saoul, il s’est assis sur le parapet.
Il est tombé.
Maintenant, il est mort.
Depuis des années
Il ne faisait que tomber.
Boud’mo, boud’mo, boud’mo.
MH-17 (AMSTERDAM – KUALA LUMPUR)
17 juillet.
On boit. Les amis parlent ensemble. Ils parlent ukrainien. Le russe, ces temps-ci, ils veulent l’oublier.
Je ne comprends pas. Ni le russe ni l’ukrainien.
Je bois.
Une alerte sur mon téléphone.
Radio-Canada.
Pardonnez-moi
Je crois qu’il s’est passé quelque chose.
Can you translate?
Vol MH-17, AMSTERDAM – KUALA LUMPUR
Le Boeing de la Malaysia Airlines a été abattu en vol par un missile sol-air dans l’est de l’Ukraine. L’armée ukrainienne et les séparatistes prorusses s’accusent mutuellement. Les enquêtes internationales pointeront la Russie.
20 juillet.
Déposer des fleurs au pied de l’ambassade de la Hollande. Des roses. Le faire avec d’autres, comme d’autres. Des milliers de fleurs, des ours en peluche, des jouets, des larmes, des prières. De la colère aussi. De la douleur. Ils étaient 298 dans le vol MH-17. Aucun survivant. Des hommes, des femmes, des enfants, des scientifiques, des fleuristes, des amoureux, des pères et des grands-pères, des mères, des épouses, des sœurs, du monde banal, un vol banal, une histoire banale de guerre. Dommage collatéral. Néerlandais, Australiens, Malaisiens, Américains… Plus de cent chercheurs spécialistes du sida. Alors quelques fleurs. Un geste. Faire un geste. L’impuissance demeure.
Internationaliser la guerre invisible. La sortir de son suaire de propreté. Déplacer le décor, le déchirer, voir les rouages, lire la machinerie mondiale des puissants, des accords économiques, dénicher le capitalisme du désastre qui fleurit aux catastrophes, qui les vampirise. Déchiffrer les enjeux et les transactions qui traînent paresseusement derrière les armes, et les planter, ces enjeux, dans les champs, entre le blé et les tournesols, à la vue de tous. Récolter un monde meilleur.
Une femme enceinte dépose des tournesols. Elle se redresse, les mains sur les reins, les larmes aux yeux… L’enfant donne des coups dans son ventre, il pèse sur son dos. Se dire : voilà le monde où jouera mon bébé. Des enfants sont morts dans l’avion. Pourquoi? Comment comprendre la realpolitik? Comment accepter qu’il y ait des urgences plus importantes que celle de laisser les enfants grandir? Comment accepter que l’économie prenne toute la place? Comment accepter la richesse des oligarques, la suprématie des dirigeants?
La femme enceinte recule… Son mari l’enlace. En silence.
Un père et sa fille avancent. D’autres fleurs…
Les miennes sont là aussi.
Et je l’espère, cette promesse d’un enfant. Malgré le monde et la soif des puissants. Malgré le pétrole et ses ravages, malgré le retour du balancier vers le fascisme délicat.
D’autres gens arrivent. D’autres bouquets. Le signe de croix, l’index, le majeur et le pouce, de droite à gauche. Des fleurs, des chandelles, des anges en porcelaine, des caricatures de Poutine. Comment comprendre? Les bourdons oscillent entre les corolles des fleurs. Ils butinent. Une femme se mouche. Un militaire prend des photos. Le silence. Abasourdi. Même une poupée Barbie.
L’avion volait à 10 000 mètres. À l’abri de la folie des hommes, croyait-il, de l’autre côté des nuages. Un missile. Puis, les accusations, les évidences, la négation, les affaires publiques, les discours écrits par les spécialistes, la récupération. Les cercueils ont dû prendre un autre avion pour revenir à la maison. À bord, il n’y avait plus de frontières.
Des spécialistes et des chercheurs sur le sida, cet enjeu planétaire, cette épidémie mondiale. L’éradiquer. Voilà une belle guerre mondiale à mener.
HÔTEL TROPICANA (VACANCY)
1980.
L’Hôtel Tropicana de Kiev. L’odeur des cigarettes étrangères. On voulait entrer. Mais nous, les adolescents d’Ukraine, ils nous repéraient sur le champ, on portait tous les mêmes vêtements, rien d’autre au magasin. Mais quand même, on essayait.
Aux étages, les chambres et les étrangers.
Les étrangères…
Et leur parfum, leurs lèvres, le rêve : elle t’emmène dans sa chambre, sous les draps, son soutien-gorge en dentelle de là-bas, tu ne peux même pas imaginer…
Son corps est beau, rien à voir avec les Soviétiques grises et grasses…
Ses cheveux volent libres…
Elle t’embrasse…
Tout se passe dans les chambres à l’étage, l’adultère heureux, la liberté de choisir, d’aller et de venir. Les coffres-forts sont pleins, les femmes sont décolletées, les hommes puissants, rieurs, ils boivent des alcools forts dans des verres de cristal, fument des américaines, et la fumée elle-même est riche, libre. Ils ont l’humour, l’amour et le mordant de ceux qui savent que rien ne leur est interdit.
2014.
Ne tiens pas ton verre de vodka quand on te serre. Le tenir, c’est mendier. C’est dire qu’on va toujours mendier. Et bois un troisième verre sinon tes yeux vont tomber par en arrière. Allez… saluons, saluons, saluons… Boud’mo, boud’mo, boud’mo.
LA CHAPELLE – FIN (100 ANGES FRAIS PEINTS)
On s’est approché de l’Est, mais pas de ses enjeux. Dnipropetrovsk devait être une vraie ville industrielle, grise, une commissure sèche bordée de cheminées… Dnipropetrovsk, la ville des missiles du Soviet, là où aucun étranger n’avait mis les pieds. Rien n’est si simple. Elles sont là, les cheminées. Mais le centre-ville est coquet. Refait à neuf. Les femmes sont tout aussi décolletées qu’ailleurs au pays, les étudiants se prélassent, ils regardent, eux aussi, les jambes à talons hauts en fumant. Circulent les Audi, les Mercedes… Les 4×4. Tout n’est pas rose, mais ce n’est sûrement pas gris.
Entre tout ça, les champs. Blés, tournesols, à perte de vue… Magnifiques champs jaune et vert de tournesols, debout, dignes, se tournant vers le soleil. Flamboyants. La population fait comme eux, elle se tourne vers le soleil. Et les nuages ronds voguent entre les orages. Spectaculaires. Les enseignes des villes datent encore du soviet, les Lada roulent toujours, fumée bleue… Les Volga aussi.
De retour à Kiev. Et le Megamarket Bolchevik. Et la rue de l’académicien Yangel, la rue de la chapelle. Elle est ouverte. En moins de trois semaines… Fou ce qu’un type doit avoir comme argent à blanchir.
On entre.
Les icônes fraîches peintes.
Le service liturgique.
Dehors, sur le mur, une plaque commémorative.
CETTE CHAPELLE A ÉTÉ ÉRIGÉE EN L’HONNEUR DES ÉTUDIANTS BRUTALISÉS
ET DES MORTS DE MAÏDAN.
LA MÉMOIRE (AUJOURD'HUI)
Se souvenir de quoi?
Des soviets? De la révolution orange? De l’espoir? De Vitali?
Se souvenir que demain est un pays?
Une scène de procession religieuse…
Musique de cloches…
Une scène de BBQ ukrainien à la Tchekhov… Là où l’invasion, les armes nucléaires et la guerre froide à pierre fendre n’ont pas réussi, les USA l’ont gagné avec les boulettes à burgers.
Malaysia Airlines
Des équipes ratissent les lieux
Retrouvent les corps
298 personnes à bord
La guerre
Le travail
Bain de sang à Rafah
Gaza vole en éclats
L’Ukraine sombre
Le Donbass explose
Les nouvelles internationales prennent le dessus sur la petite histoire
Et les peines d’amour sont relayées après les sports.
KIEV (LE DNIEPR COULE DE PLAISIR…)
Kiev… On t’appelait « la perle verte des Soviets ». Derrière le réalisme soviétique et les nouvelles chaînes de fast-food, les amoureux se tiennent par la main. Ils s’embrassent dans tes rues, au coin des parcs, dans tes métros 1 000 pieds sous terre, sous tes nuages d’orages flamboyants. Tes gens s’accumulent dans les immenses blocs d’habitations partout, nulle part, poulaillers sans fin, vestiges d’un autre régime. Personne n’a averti le béton de la chute du mur. Alors les blocs d’habitations poussent comme des champignons. À leurs pieds, les utopies des siècles se mirent à même les flaques laissées par la pluie qui s’acharne dans le soleil couchant. Ta jeunesse grandit en ce pays à la démographie en chute, 52 millions d’habitants en 1993, 46 millions en 2010. Où sont passés les 6 autres millions? Tirés par les snipers? Vendus sur les marchés boursiers, trafiqués dans les bordels virtuels? Ceux qui restent s’embrassent, boivent, dansent… Comment faire autre chose que dévorer la vie quand, dans le sang, coule encore la faim de l’Holodomor? Comment vouloir autre chose que danser quand le chant des fusils résonne encore une fois au loin? Comment cesser de s’embrasser quand l’écoute systématisée a peut-être cessé?
Kiev la belle, donne à boire à cette génération qui veut s’aimer. Donne espoir à ces étudiants matraqués. Tes femmes sont magnifiques… Arrête de les vendre au libre marché des trafics et des trafiquants d’armes. Elles sont descendues dans tes rues elles aussi. Tous ont bâti les barricades de glace, ces barricades qui fondent le printemps venu. Ensemble, ils ont chanté ta gloire, à trente sous zéro, sous les balles et l’indifférence, et ils ont gagné. Ils se sont aimés face aux berkouts, ils se sont embrassés dans les lacrymogènes et les tirs des snipers, et, depuis, ils ne veulent plus arrêter. Ni de s’embrasser ni d’espérer. On leur avait tout volé, même leurs révolutions. Sois fière d’eux. Traite-les avec beauté. Ne massacre pas leurs rêves, ne les vends pas à l’économie du désastre, ne capitalise pas la guerre de l’Est pour vendre les industries et égorger le ventre du pays, ne les livre pas aux vautours de la finance. Ils baisent derrière les murs des poulaillers humains et c’est beau. Et même si leur tendresse a la chaleur de la porno intériorisée, ils cherchent à aimer. Donne-leur le courage d’élever les nouveau-nés.
Et toi, la dame au couteau, immense statue de métal qui trône sur la ville, monument du réalisme social à deux balles, toi, que certains appellent la mère patrie, veille sur eux. Le pays est à vendre. Les Lada rouillent, les Volga se font dépasser par les Ford Cherokee aux vitres teintées. La nouvelle invasion vient des marchés. Elle crèvera le filet social, elle abandonnera les vieux dans la rue, elle les fera mendier, vendre des bibelots, les souvenirs de famille, les fleurs des champs. Pourquoi perpétuellement abandonner les populations aux gladiateurs du commerce et de la privatisation? Ils ne veulent que cultiver, baiser, tremper leur pain dans le gras de porc fondu, goûter l’aneth des cornichons, boire la vodka d’un trait, rire, avaler le hareng mariné, les feuilles de chou farcies, boire encore la vodka d’un trait et faire la sieste le dimanche.
Alors, toi, femme de métal au regard vers le large, mère de la patrie d’une autre époque, d’un autre régime, protège-les des régimes et laisse-les baiser. Et que les 120 anges ne soient pas morts pour rien. On meurt toujours pour rien, mais qu’ils puissent encore prétendre trouver un sens derrière le sang. Ils veulent regarder au loin eux aussi. Ils ne veulent plus être le terrain de jeu des autres, ne plus « tchernobyliser » leur société, laisse-les négocier avec l’illusion démocratique et le capitalisme sauvage, avec l’obésité des ogres de fast-food, ce sera mieux que l’impérialisme eurasiatique et la boulimie insatiable des oligarques, des ours homophobes et des néofascistes olympiques, de ces ogres en Mercedes qui mangent les filles. Déjà que le pays se transforme en une terre où il pleut des avions…
Un autre monument de béton anachronique : l’arc-en-ciel des nations. À ses pieds, un parc d’attractions où tournent des autos tamponneuses multicolores. Des enfants jouent, rient. Un nouveau karaoké résonne un peu plus loin. Tes parcs, tes monuments, tes édifices sans fin et ces autres retailles de la faucille et du marteau, ces vestiges des vieux régimes pourront-ils contrebalancer l’Hydro Park, ce camp de musculature de fortune à ciel ouvert, ou le Megamarket Bolchevik? Pourront-ils contrebalancer la tentation de se goinfrer comme des ogres dans les buffets à volonté du capitalisme roi? Tes plages se languissent au centre-ville, tes pêcheurs en treillis militaire regardent les nuages dans le fleuve, ils boivent la vodka d’un trait, ils boivent la beauté des femmes, ils boivent d’un trait leurs jambes qui n’en finissent plus, leur sourire pudique et ce réflexe soviétique qu’elles ont de garder le visage fermé. Bientôt, elles poufferont de rire parce que la vie reprend ses droits comme elle repousse à Prypiat. Parce que les gens veulent vivre. Parce qu’ils existent. Et qu’ils désapprennent la délation. Ils désapprennent la faim.
Alors, donne-leur le choix.
Donnons-nous le choix.
SOIRÉE D’HIVER (BOIS UN TROISIÈME VERRE SINON TES YEUX VONT TOMBER PAR EN ARRIÈRE.)
La résignation. Cette petite lueur qui habite un peuple, qui l’habille en attendant la fin de l’hiver, la fin du régime, la fin de la famine, des exécutions, des goulags et de la délation.
La résignation. Cette petite lueur qui éclaire ton cœur, qui traverse nos pleurs. On s’aime sans le dire, on se sert l’un contre l’autre, on chante une chanson… Des jours viendront où nous serons heureux. Ils doivent venir. Pour nos enfants. Pour les enfants de nos enfants. Ils viendront. Alors, on boit la vodka d’un trait. En silence. On ressert les verres et on boit encore, en attendant.
On ne dit rien. On attend. On aime un peu, mais l’amour, c’est comme la vie, c’est pour d’autres… Alors on attend. On fait peut-être des enfants.
En attendant, la douleur sourde…
La résignation.
Et le silence entre les chansons.
Et la vodka, d’un trait.
Ouvre une autre bouteille.