Bhopal de mon cœur (Inde – 2000, 2001)

L’Inde. Cette planète à l’autre versant de la Terre, là où vit un milliard de dieux à 6 bras et 3 yeux, qui parlent 1 200 dialectes. En 2000, Philippe est parti s’y perdre quelques mois, seul, s’atomiser dans la foule. Apprendre la moto et l’amour. Dépasser par la droite des éléphants et ses propres limites. Il écrit, dessine, prend des photos, plonge dans le Gange, en lui-même… Et regarde la mort dans le troisième œil.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

BABEL DES TROUBLES ET DU SANG SACRÉ (LA MARCHE DU SEL)

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

0ctobre 2000. Aéroport de Dorval.

Le six milliardième humain est né en 1999. Ma tête est peuplée de trois milliards d’hommes et d’autant de femmes. L’humanité tourne autour de moi, vole d’une ville à l’autre, d’une frontière à l’autre, d’un continent à l’autre. Je reste seul au milieu, en zone hors taxes. J’ai enclenché la dérive des continents. Je l’ai quittée. Je pars. Seul.

La route de Babel mène de mon hémisphère gauche à mon hémisphère droit. Elle est longue, pavée de neurones et de synapses mortes au combat. Je la prends. Je change d’hémisphère. Il n’y a rien à comprendre à la série B de notre amour euthanasié. Le Pôle Nord de mon corps, je me le suis arraché, la suite de l’histoire est inachevée, ses bras sont un port à jamais asséché. À maintenant la grande sécession, l’indépendance unilatérale de ma chambre à coucher, l’envie plus que jamais d’être aimé. J’ai fait de notre amour, un lit simple, miné. Je ne blâmerai pas les aéroports de mon départ ni de son absence. L’anesthésie sera internationale. Mumbai sera la capitale de mes entrailles, les morts et les bouchers y dîneront à la même table sur la route de mon bonheur, la route qui mène à Babel. La route qui m’éloigne d’elle.

Je pars chercher mon sel seul à la mer. Comme Gandhi en 1930 sur les rives déchiquetées de l’Inde. Il sera écrit que Babel ne tombera pas, que je ne manquerai pas mon vol, ni ma vie, ni la sienne, ni celle des enfants que nous n’aurons pas. Nous n’aurons pas d’enfants. Je ne caresserai plus ses seins. Babel ne tombera pas et les chambres doubles con camas matrimoniales seront disponibles pour les générations à venir.

Il y a deux aéroports à Montréal pour qu’on puisse partir chacun de notre côté.

Je laisse la débâcle de mes draps glacés et mes bébelles aux seins miraculés dans un autre tax free country. Pendant que l’hiver se pose, je fuis. La marée passera. La solitude est faite en Amérique. La mienne est inversement proportionnelle à la démographie de l’Inde. En direction de la route des épices, de la voie de la soie, de la terre où naissent les dieux. Personne ne verra les nouveaux rivages de ma peur. Personne ne me suivra. Personne ne dormira avec moi. Je suis seul, un hublot sur l’Arctique, un souvenir au deux tiers submergé. « Please, put my heart in an upright position. »

747 vers la terre où meurent les dieux. 747 comme en 1947, l’année de l’indépendance de l’Inde, l’année où le pays se libère de la Grande-Bretagne et se sépare du même coup du Pakistan dans un bain de sang entre hindous et musulmans. Mes amours coulent au fond d’un bain de sang. Le mot « Inde » viendrait-il d’indépendance?

Comme Gandhi, je dois cueillir mon sel seul.

Versailles de mes Entrailles du Sang Sacré des Émotions Trop Fortes, priez pour moi.

Je pars pour trois mois.

THIS IS NOT A STEP.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

1930.

Mahatma Gandhi lance une campagne de désobéissance civile pour faire face au monopole sur le sel imposé par l’Empire britannique. Les forces d’occupation obligent tous les consommateurs indiens, des grands pauvres aux plus fortunés, à payer un impôt sur cette substance essentielle, allant jusqu’à leur interdire d’en récolter eux-mêmes. L’occupant construit même de vastes barrières sur les rives de l’océan Indien pour prévenir la cueillette illicite.

Le 12 mars, Gandhi part à pied vers la côte pour ramasser de ses propres mains un peu de ce sel interdit.

Le 6 avril, 386 kilomètres plus tard, Gandhi arrive sur la plage. Il est accompagné de plusieurs milliers de sympathisants qui recueillent avec lui de l’eau salée dans des récipients. Leur exemple est suivi partout dans le pays : les Indiens font évaporer l’eau et collectent le sel au vu des Britanniques. Ces derniers ripostent. Ils jettent plus de 60 000 contrevenants en prison. Les partisans de Gandhi, fidèles à son principe de non-violence, ne résistent pas. Mahatma Gandhi lui-même passe neuf mois derrière les barreaux.

Puis, le vice-roi britannique reconnaît son impuissance à imposer la loi contestée. On ne peut pas arrêter l’océan de s’évaporer. Cédant aux injonctions, il libère les prisonniers et accorde aux Indiens le droit de collecter eux-mêmes leur propre sel.

Après 386 kilomètres de marche, un pas est fait.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

BOMBAY / MUMBAI (VERTIGE ET CAUTÉRISATION)

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

L’avion se pose.

Taxi la nuit dans Mumbai, ville hémorragique. La mégapole se déroule sans fin dans la lumière faible des quelques lampadaires. Des gens dorment dehors, entre les voitures, sous les étals, sur le trottoir. Partout.

Un hôtel bon marché. Je tombe dans mon lit, au lever du jour. Quelques heures de sommeil.

Le lendemain soir, après une journée d’errance dans les dédales de la ville, j’achète un billet pour le cirque. Deux motos se poursuivent dans une grosse boule de métal, défiant la gravité. Essence, bruit, décalage horaire, mes yeux se ferment. Les motos tournent en rond, en haut, en bas, dans ce manège hurlant. Il fait chaud. Humide. Poisseux. Le bruit. Les deux motos se courent après, en rond, en haut, en bas. Ces motos, ce sont elle et moi. À tourner en rond, éternellement. Même la date de mes souvenirs ne correspond plus à la sienne. À l’autre bout du monde, à l’aube de la pauvreté redéfinie, elle fait sa cuisine dans mes entrailles. Je lui laisse les couvertures. Il fait si chaud ici…

Ici, la Terre tourne à l’envers.
Ici, les voitures roulent dans le sens contraire et les vaches ont le sens des affaires.
Un milliard de population en Inde.
1 200 dialectes, 20 langues officielles, dont l’anglais pour les affaires juridiques.
Trois cent mille dieux dans le panthéon hindou avec trois yeux et six bras chacun. Trente mille vies vécues avant de devenir des humains.
Mais seuls les hommes peuvent échapper au cycle des réincarnations. Ils et elles ont la bombe atomique.
Et ils jouent au cricket. Partout.

« Mumbai » en marathi. Appelée « Bombay » par les Britanniques. Deux noms pour cette ville schizophrénique de quinze millions d’habitants, la moitié du Canada. L’Inde, ce n’est pas un pays, c’est un continent. Une autre planète.

De l’autre côté du miroir, j’erre dans la ville, épuisé, entouré de singes cleptomanes au cul rose et d’éléphants maquillés en clowns. Je me fais avaler par la foule. Je disparais, noyé dans cet océan d’un milliard d’humains, avec chacun sa destinée.

Je te laisse l’Amérique en souvenir de moi.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

GOD’S PAWNSHOP / OPEN (UN TIERS DU MONDE EST AU RÉGIME PENDANT QUE LES DEUX AUTRES TIERS CRÈVENT DE FAIM)

La ville fourmille.
Le béton fond au soleil.
Des foules, comme seule l’Asie en offre.
Des milliers de temples lancés partout, même des petits temples portatifs au coin des rues, en plein air, guichet automatique à prières où les dévots attendent en ligne pour brûler de l’encens, faire une offrande, demander une meilleure prochaine vie.
Un temple parmi les autres, immense, avec un long couloir de mendiants à traverser pour se rendre à l’entrée. Le temple de Mahalaxmi, en l’honneur de Sri Lakshmi, déesse de la richesse. D’où les mendiants. La musique joue, jolie, les fleurs parfument, jolies, les affaires roulent, jolies, les mendiants ont de jolies dents en or.
Le soleil frappe.
Le sâdhu est gros.
Le temple est plein.
Des enfants handicapés tendent la main.
Des dévots recouvrent une statue de beurre.
Des fleurs.
De l’encens.
De la poudre de kumkum rouge pour s’estamper un troisième œil au milieu du front.
Et l’hippodrome de Mahalaxmi juste à côté.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Welcome to Mahalaxmi temple, fast highway to nirvana.
Welcome to my drive through altar, my fast-food-faith-shop, please wait in line.
Beware of pickpockets, don’t stick your tongue in the socket.
Hope’s pawnshop, nirvana on sale, second-hand spirituality.
300 000 gods in suburban heaven, divine overpopulation, no birth control.
Welcome to my overcrowded pantheon, my schizophrenic bordello, my vision of hope. Leave your shoes outside. Buy yourself another life, free shave for freedom clowns. 3 blind eyes, 6 clammy palms, give the gods a good handshake, bribe them with the 99 positions, the 12 steps, the 7 chakras, leave your shoes outside with the snakes, shoe keeper not responsible for malnutrition, leave your shoes outside with the untouchables, the hungry ones.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Take the tour. Take the picture. Buy my handicraft. Gold teeth beggars. People. Lots of people. Rush hour prayer, kumkum gunpowder, holy ashes, and holy flowers. And you. And me.

7 chakras
6 bullets
5 star hotel
4 speed drive
3 blind eyes
The 2 of us
And them.

Yet another sadhu
Yet another businessman
Yet another temple
Yet another circus.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

LE FILS DU MENDIANT (YET ANOTHER BUSINESSMAN)

« Papa, papa, je t’en supplie, ne me brise pas les jambes, ne me rends pas infirme, je ne veux pas devenir un mendiant professionnel, un membre de la guilde, je veux marcher comme les autres, je veux voir comme les autres, je veux choisir ce que je vais faire de ma vie, je veux choisir ce que je vais faire de mon corps, de mes jambes, s’il te plaît, papa, ne me brise pas les os, ne me crève pas les yeux… S’il te plaît… Je t’en supplie… »

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

INTOUCHABLES (INFLAMMABLES, INSOLVABLES, IRRÉCUPÉRABLES)

L’Inde. Un milliard d’habitants. Quelques riches. Une petite classe moyenne. Un océan de survivants. 1 milliard de demi-dieux qui vivent, meurent, mendient, qui isolent leur maison avec de la bouse, qui boivent de l’eau saumâtre, qui respirent de l’air saumâtre, surhumains, suradaptés, transfigurés, qui respirent le smog par habitude, les yeux autonettoyants, les poumons chromés, les bronches CO2, le sang immunisé. Tous les jours, ces nouveaux dieux s’adaptent. L’humain de demain a le système immunitaire blindé, nucléarisé, le visage masque à gaz, la peau carbonisée. Il apprend à naître et à mourir sur Mars. Même le soleil abandonne face au smog qui avance, même les villes capitulent devant le désert. Les bidonvilles sont à perte de vue. Plus d’étoiles la nuit. Que les braseros. Mais peu importe. Les hommes et les femmes s’habituent, se modifient génétiquement, boivent le Gange putréfié, la bouche sur le tuyau du moteur deux-temps, le sang fluorescent. Ils vivent.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Tant de bruits, tant de gens, tant d’odeurs, tant de pollution.

Je vais devoir m’habituer. Les statistiques gonflent comme un cadavre dans l’eau. L’océan Indien veille et voit l’Inde se plastifier, devenir un dépotoir d’expatriés du confort. La Terre meurt, le soleil se voile, l’humain devient divin, il résiste aux hivers nucléaires, comme la coquerelle, comme la sélection naturelle. Peuple en plastique, pollué, ultrarésistant, entraîné pour nos futurs, surpeuplé, dévisagé, acidulé, la peau comme du béton armé, les yeux protection UV, les poumons raffinés et les excréments en uranium appauvri.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Quatre castes en Inde : les brahmanes ou les prêtres, les kshatriyas ou les guerriers, les vaishyas ou les commerçants et les shudras pour le travail manuel. Puis, tout en bas de l’échelle, le reste : les dalits, les intouchables, les hors-castes, les bannis. Moins que rien.

« Ne me touchez pas, ne me mariez pas, je marche à reculons, je lave la merde et je balaie le pays. Je suis intouchable. Je suis un OGM, même mon ombre est contagieuse. Je suis mutant. J’ai trois yeux et six bras, je suis l’homme-dieu, le roi de demain, intouchable et inflammable. Hanuman, le dieu-singe, c’est moi. Je sais survivre. Je serai là quand tout sera mort. »

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Dire que les Occidentaux viennent en Inde pour trouver Dieu, pour se vautrer dans une spiritualité faite sur mesure. Ils ont lu les livres de Deepak Chopra, Sathya Sai Baba, Sogyal Rinpoche et du Dalaï-Lama achetés au Walmart, ces employés du mois de la grande industrie du bonheur self-made. Mais ça ne marche pas. Ils débarquent alors par régiments, cherchent un sens à la vie, et, si possible, un dieu au coin de la rue. Alors que 15 % de la population est paria, intouchable, retaille de poussière. Jusqu’à récemment, on pouvait même les tuer s’ils piétinaient l’ombre d’un brahmane.

Hanuman, soulève les montagnes.

Want to lose weight?
Call now: 98311-0495

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

UNION CARBIDE, BHOPAL DE MON CŒUR (LE RESSAC)

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Les sinus infectés par la pollution de Mumbai, je fuis vers Goa, petit État sur la mer, havre des Full Moon Party et des post-adolescents du monde entier qui viennent y f aire ce qu’ils ne peuvent pas faire chez eux.

La plage. L’océan. Les vagues. L’attraction lunaire. Les sinus qui implosent, le ventre qui brasse, les anticorps occidentaux imbus de javellisant qui pédalent, les moustiques, les virus qu’ils transportent, la malaria, les moustiques qui livrent la mort comme on livre le lait, mini 747 destination soluté, les moustiques paludiques comme des rats microscopiques, la grande déesse aux mille yeux, la grande malaria aux mille bras, la grande maladie qui fait sa routine comme une statistique, un mort toutes les trente secondes, 40 % des cas de malaria sont indiens, et eux, les Indiens, qui marchent dans la cuve contaminée comme d’autres marchent sur l’eau, petit miracle négligé, boire l’eau du Gange et flamber, la malaria comme un boulet de canon dans un lit suant, et la mer, les vagues, et l’attraction lunaire.

Les ombres de Bhopal, au loin. 16 000 morts, 500 000 irréparables. Une fuite, une erreur. I love you Union Carbide de mon cœur éclaté, de ma tristesse série B.

Le soleil plombe. Un touriste allemand cuit, rouge, gras, le string entre les fesses. Passent les vendeuses d’ananas en sari qui regardent ailleurs. Les mouettes. Le soleil encore, et le cancer de la peau comme le miroir d’un siècle.

Et la mer. Et les vagues, et son attraction à elle, laissée de l’autre côté. La mer qui me fixe de son œil ensoleillé, la mer qui recouvre 70 % de mon vide, qui regarde ma mélancolie et qui ensuite regarde ailleurs, vers celle que je perds. Je me développe des anticorps à la solitude. Face à la mer. Face aux vagues, malgré l’attraction des mammifères.

La mer m’appelle. Son ressac m’attrape, m’envoûte, m’ordonne, me vole le cœur tranquillement. Je plonge. Je laisse ma mémoire sur la plage, avec mes envies de gloire, mes besoins de victoire, de trophées, mes rêves d’olives et de martinis flambés à la flamme olympique.

Je plonge dans l’oubli. Je remonte en moi. Je redeviens primaire, primate, mammifère, reptile, poisson. Je nage dans la mer, dans l’attraction lunaire, dans le ressac que j’écoute, que je veux croire, la mer dont j’espère qu’elle me prenne par le courant, par la main, qu’elle m’emmène dormir avec les raies mantas, les méduses si belles au troisième degré.

Aller dormir dans l’encre noire des calmars géants, avec mes cauchemars de pieuvres, aller dormir dans l’encre rouge du soleil qui lui aussi écoute le chant des sirènes, l’appel du ressac, le soleil qui meurt pudiquement, flamboyant, chaque jour, dans le réconfort de la vase. Dans la mer. Dans les vagues. Dans l’attraction lunaire. Le ressac qui appelle, qui invite, qui ordonne de se lover dans le sang bleu et salé de son ventre. La mer. Pulsion de mort.

Je ne suis qu’une algue bleue portée par le courant.

Prends-moi la main. Ferme-moi les yeux. Berce-moi, lave le sillon de mes larmes de ton sel. Change ma vie, appelle-toi Marie, pleure ma mort, ouvre les jambes, avale-moi doucement, noie-moi. Vole-moi l’air que je respire sans toi. L’amour est un char volé, une aiguille dans le bras, un rêve usagé, une caresse de pieuvre, un cauchemar heureux, une panne d’essence, un miroir gelé, une malaria endémique, une vieille histoire, une mauvaise idée.

Je rêve la nuit qu’elle change de poste à la radio de son amour. Je rêve le jour que le ressac s’occupe de moi. Je rêve le jour que je me noie. Et que seuls les dauphins me voient.

Bhopal de mon cœur, priez pour nous.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

3 décembre 1984. Bhopal, capitale de la province du Madhya Pradesh.

En pleine nuit, une explosion fend le noir, déchire le ciel, puis les poumons de la population endormie. Au-dessus de la ville se répand une fuite de 40 tonnes d’isocyanate de méthyle, un gaz toxique utilisé par la manufacture de pesticides de la multinationale américaine Union Carbide. 6 000 victimes instantanées. Le bilan final s’élèverait à 16 000 morts et à près d’un demi-million d’Indiens dont la santé aurait été irrémédiablement détruite.

Le PDG de l’époque, Warren Anderson, accusé de « mort par négligence », ne se présente pas à son procès. Il est déclaré fugitif par le chef judiciaire de Bhopal le 1er février 1992. Décédé le 29 septembre 2014 à Vero Beach en Floride, il n’a jamais été jugé.

La catastrophe de Bhopal est considérée comme l’un des désastres écologiques les plus graves de notre ère. La firme américaine Union Carbide est mieux connue sous le nom de Eveready Industries. Ses piles Energizer sont aujourd’hui à nouveau en vente à travers l’Inde.

LES LARMES DE ROUPIES (KUMKUM GUNPOWDER)

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Madurai. Trône sur la ville le temple de Sri Meenakshi, la déesse poisson, elle dont les trois yeux ne se ferment jamais, elle qui sent le poisson et qui veille éternellement sur ses dévots. Les foules défilent, des gens partout, des pujas, des statues, des fleurs, de la suie, des singes, des chauves-souris, des gourous et des gens. La foi est une longue rivière vivante. Des fanatiques tout en noir, des prêtres orange, des singes à cul rose, des chauves-souris en plein jour, des moustiques, des poissons rouges dans le grand bassin brun-vert sans fond. Des vaches. Des mandalas. De la poussière. Et un jardin, entretenu par la Bank of Madura Ltd.

Au milieu de tout ce mouvement, deux éléphants enchaînés, le visage maquillé de blanc, de rouge. Une mère et son petit. On leur donne une roupie, ils nous bénissent de leur trompe. Ils bénissent les enfants, les adultes, les croyants, les touristes, les passants. Le brahmane au bout de la chaîne encaisse. C’est l’heure de pointe, le temple est un supermarché bondé, les éléphants bénissent, esclaves enchaînés qui se bercent, presque fous, pleurant des larmes de roupies. Nomades immobiles. Tendres. Immenses. Le maquillage coule.

Les statues du temple regardent en silence, idoles de pierre couverte de beurre, de noix, de fleurs et de fruits.

Plus loin, des repas gratuits. De la poudre de kumkum en masse pour se faire estamper le front. Dix mille dévots par jour. Qui passent, et passent, pendant que les éléphants se bercent d’angoisse. Embouteillages humains. Cendres qui flottent sur l’eau des pluies. Les poissons tournent en rond. Les éléphants-clowns bénissent. Encaissent. Gênés. Perdus.

Comme moi.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Human monsoon
Rush hour prayer
From Maharajas fair teeth holders
To the untouchables
The invisibles
From the cotton string Brahman
To the bald woman selling her hair
Huge mandalas.
Even bigger belly
Living temple
Living stones
Living statues
Goldfishes
Shit
Bats piss
Butter
Flowers
Light bulbs
Coconuts exploding
Untouch my soul
Love me
I cry rupee tears
Rupee tears
Rupee tears.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Six arms.
One to shake hands
One to caress
One to shoot up
One to grab the magic rabbit
One to trust the knife
One to wave bye-bye.

Three eyes.
One full of sand
One full of blood
One behind the camera.

DERRIÈRE L’ÉCRAN (SAME SAME BUT DIFFERENT)

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

L’Inde produit au-dessus de mille films par année, c’est le plus grand producteur de la planète. Bollywood ouvre une porte vers le nirvana, un rêve en couleur pour tout le tiers-monde. Everything is possible in India. Les couchers de soleil sont des publicités, les déesses, des starlettes en paillettes, les vaches sacrées dansent et chantent en chœur et le héros moustachu cligne de l’œil à la fin sans une goutte de sueur. Regal Cinema, Central Cinema, Metro Cinema, Saraswati Cinema, tous projettent un monde meilleur à travers le troisième œil. La vie est un film dansé de trois heures, les vedettes vivent heureuses à la fin et ont beaucoup d’enfants. Chorégraphies, chansons, vilains, jolies, larmes et sang, poursuites et explosions. Et les chauves-souris volent devant le projecteur.

Je rêve moi aussi. Je veux vivre et mourir à Bollywood. Je vivrai et mourrai jusqu’au moksha, la dernière vie, jusqu’à ce que la lumière brille sur moi, jusqu’à ce que la caméra se tourne enfin sur moi, jusqu’à ce que je puisse mourir sur écran géant. Un milliard d’autres sont comme moi. Je ne suis qu’une goutte dans l’océan, qu’une image dans le long-métrage. Je suis le public.

24 images par seconde, une seconde pour mourir et le film de ma vie se déroule enfin. 35 mm autofocus, calibre 30 mm, une image, une balle, une vie de perdue, des milliers d’autres en vue. Action. Monsieur Muscle est mort. Miss Univers a explosé. Moi, j’attends. Prends ma photo, prends ma vie, ce sera mon karma, je serai plus près du moksha. Pourquoi je n’ai jamais le rôle principal? Pourquoi je ne peux pas chanter et danser? Pourquoi je ne peux pas vivre à la fin du film? Pourquoi je suis seul dans la fourmilière? Pourquoi je ne suis Derrière l’écran Same same but different jamais dans le générique? Pourquoi je ne peux pas voir la lumière au bout du projecteur? Pourquoi suis-je si ordinaire?

Everything’s possible in India?

BEAUTÉ BIDON ET CREVAISON (I STARTED LIFE WITH A FLAT TIRE)

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Madras.

La belle du bidonville a les cheveux de plastique, le sourire millionnaire et les seins sincères. Les trous de son sari millénaire cachent maladroitement ses hanches précaires. Une ficelle de vipère autour de son cou trop joli. Une ficelle porte-bonheur, un génie contre le mauvais œil. Il est dangereux d’être belle lorsqu’on est pauvre.

Le parrain adipeux a les cheveux de fer, le sourire militaire et le ventre bulldozer. Il grossit comme un coup d’État et boit à même le bidonville crevé. Il est l’homme aux cent bras, à la moustache incontournable, aux gestes après rasage. Il est l’homme au seul mot.

Elle s’appelle Priyanka, mais personne ne l’appelle vraiment. L’enfance passée les genoux dans les ordures, les yeux plus hauts que la ville, elle cherche dans les dépotoirs de quoi rêver, de quoi échanger, de quoi manger. Le regard du parrain boulimique pèse sur ses hanches camouflées, sur ses cheveux fondants, sur ses seins d’argile. Elle serre la ficelle de vipère, son porte-bonheur. Elle espère qu’il regarde ailleurs.

Mais le ventre du parrain est roi. Il dit achat. Le sexe aux cheveux de soie contre des promesses aux dents en or.

Et la famille comme une épidémie : ta mère a vendu ses cheveux, petite, à toi d’être grande. Le père a parlé, le parrain a souri, le marché est conclu, la protection, promise. La mère sans cheveux ferme les yeux, se mord les lèvres et ouvre les cuisses de sa fille. Le marteau-piqueur entre dans les profondeurs. La soie se déchire, décharge publique, la petite se casse les ongles, ses yeux se révulsent, le parrain marteau-piqueur sue de l’huile sale, crache tout à coup ses égouts en elle, arrache la vipère et meurt.

Il meurt.

Le porte-bonheur gît brisé sur le plancher globuleux. Le parrain perd la sueur et le sang par son marteau-piqueur. La belle au sourire plastique, aux cheveux maintenant adipeux, replace son sari, se relève, gifle sa mère qui regarde à terre. Le père hurle. La petite angélique, déviergée, disséquée, est chassée, répudiée. Elle quitte la tôle qui leur sert d’abri, là où elle s’entassait avec ses mille frères et sœurs, avec son semblant de père et son détail de mère. Ne reste que la rue. Elle se couche sur la voie publique, ferme ses yeux, ouvre ses jambes aux vicieux à deux-roues, aux visqueux à trois-roues, aux troupeaux à deux-temps, aux autobus-éléphants.

Belle-dépotoir sous les pneus des vieux.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

MISS UNIVERS (SQUID DREAMS)

Te deviner dans le noir… Te sentir te coller contre moi… Te sentir nue, contre moi… Tes mains dans mes cheveux, tes lèvres dans mon cou, tes seins sur ma poitrine… Tu m’embrasses, me recouvres, m’abreuves, m’inondes…

Tu te retournes. Ta peau si lisse, ma bouche sur ton ventre, et plus bas, ton troisième œil, la fin de la saison sèche… Mes lèvres t’ouvrent, l’amour se titille de la langue, tes gémissements, tes souhaits de soie si doux que tu susurres, tu m’englobes, et la mousson enfin. Tes jambes s’ouvrent, le paradis humide où je lape l’amour et le sucre, alors que tu me loves dans ta bouche, alors que ton dos se cambre, que tes seins se collent, que le ciel éclate, toi qui irrigues les déserts de mes rêves somnifères, toi qui abreuves mes monstres inconscients, le Loch Ness de mes fantasmes latents, toi qui sais m’embrasser, moi qui aime t’embrasser, ma langue en ton sexe, champ déminé, promesse tenue, mon sexe dans ta gorge, tes mamelons dans ma peau, l’espoir qui renaît… Tu me regardes, me murmures, m’engouffres en toi, colles tes lèvres contre les miennes, bouche à bouche enfin, enfin t es seins, mes mains cannibales, encore et encore, tu me prends, me serres, m’enfonces, me respires, m’aspires, tes yeux en moi, en mon âme, nos corps s’avalent, la sueur, les cris, tes yeux se ferment, ton corps se redresse, le monde éclate, la mer explose, l’Univers s’illumine alors que tu ouvres tes six bras, que tu jouis sur moi, et que moi, Ganesh, l’homme-éléphant, je jouis en toi.

Je me réveille étouffé de silence.

D’absence.

Un autre rêve de pieuvre.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

KOLKATA (USE SONET SAFETY RAZOR, MADE IN INDIA)

Kolkata
Calcutta
Cité de la joie
Escalier vers la mort
Des foules
Des éléphants
Des autobus
Des rickshaws
Des fleurs
12 millions d’habitants
12 millions de dieux qui attendent la mousson
La prochaine vie.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Kolkata
Demeure secrète des serpents Ouroboros et Kundalini
Cicatrice surpeuplée à la face du monde
Avec des ponts sans fin comme points de suture
Et les ghats, ces escaliers qui descendent dans l’eau
Les ghats
Là où on se lave
Là où on se love
Là où flotte l’Univers
Entre les détritus et les pétales
Des vendeurs de chaï
Des bidonvilles aux lumières de Noël
Des prostituées, des pujas, des cloches
Des bouchers chantant des mantras
Des fleurs
Des émeutes
Des égouts
Des vaches
Partout
Kolkata
Furoncle lumineux
Demeure de Kali
Déesse noire de la destruction
Celle qui marche sur Shiva
Kolkata
Calcutta
Kalikata
Kalighat
Les ghats de Kali
Marches qui descendent vers la mort
Kolkata
Voilà que tu m’ouvres les bras.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

KALIKATA (KOLKATA, CALCUTTA)

Au centre-sud de la mégalopole, une station de métro, la station Kalighat
Tout près de la station, le temple qui a donné son nom au quartier, le temple de Kalighat
Là où on sacrifie des fleurs
Et des agneaux
Autrefois des humains.
Un temple abattoir.
Des pétales d’hibiscus rouges saignent sur les tuiles blanches
Entre les couteaux et les bêtes hurlantes
Entre la mémoire et les morts.
Bienvenue aux passants
Bienvenue aux errants
Bienvenue en ce temple aux allures de réfrigérateur
Remplis de pistils écrasés.
Tuiles blanches, néons crus, pétales broyés rouge sang collants sur les tuiles blanches.
Take a number
Meet the butcher.
Sacrifices quotidiens
Agneaux décapités
Embouteillages de carcasses jusqu’à midi
Des mouches
Du sang
Encore plus de sacrifices les jours de fête
Les animaux courent sans tête
Les nerfs à vif
Le sang gicle
Les sacrifices humains à Kali interdits depuis si peu de temps
Alors que les agneaux meurent
L’argent meurt, les fleurs d’hibiscus meurent, les bidonvilles meurent et les âmes aussi
Même la mémoire se meurt.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Dans les coins
Les fleurs rouges sèchent, écrasées.
Le bruit des néons grésille
Le bleu des néons frétille.

Au centre de ce temple réfrigérateur
Elle
Kali
Déesse noire de la destruction
Elle qui a donné son nom à l a ville
Elle est nue, habillée d’une jupe de bras coupés
Un collier de têtes décapitées lui cache les seins
Elle marche sur le corps de Shiva, la langue sortie
Une trace rouge de kumkum au milieu du front.

La poudre flotte
La main du sâdhu caresse, rouge de fleurs
La lame tranche.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Kali.
On dit que du sang de son petit doigt coupé est née la ville.
Premier sacrifice.

Depuis, les bouchers chantent des mantras, ils chantent bien. Les cloches des pujas résonnent, les fleurs brillent, parfument, puent, les tabliers sont tachés de rouge, de pistils, de sang.
Prière de signer le registre de la mort en sortant
5 roupies seulement.

Les ventilateurs tournent, leurs lames sont des rasoirs, le bruit du réfrigérateur réverbère sur les tuiles, fréon, aorte qui gicle. Kali est enfermée au comptoir des surgelés dans une cage en acier inoxydable, les pieds noyés dans une rivière de pétales rouge sang. Crève-moi le troisième œil d’un peu de poudre en plein front, rouge, sur ma peau blanche d’étranger.

Je m’évanouis.
Je disparais peu à peu dans la foule.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

KALIGHAT, I THIRST (J’AI SOIF)

Tout près du temple abattoir plein de fleurs assassinées
Dans le ventricule sud de la cité de la joie
Un autre bâtiment porte le même nom : Kalighat
La maison des mourants de Mère Teresa.
Appelée aussi Nirmal Hriday,
Cœur pur en bengali.
100 lits verts
Où passer ses derniers moments
Où attendre un peu avant la mort.
Sur les lits, des épaves aussi légères que des mélodies
Des corps qui flottent comme des souvenirs
Des gens sans rien.
Ils arrivent
Se couchent
Ferment les yeux
Et attendent la fin.
Personne ne sait leur nom.
Personne ne se souvient d’eux.
Ils se couchent
Regardent leur vie
Puis ferment les yeux
Pour ne plus les rouvrir.
Même les anges ont peur de mourir.
Des fois, la tête part avant le corps
Des fois, ils restent là 9 mois
Des fois, quelques jours
Des fois, ils ne pèsent plus rien
Squelettes vivants
Chair à canon pourrissante
Avec rien d’autre que du temps à tuer.
Personne ne pleure
Personne vers qui pleurer
Nulle part où mourir
Alors ils viennent ici.
Retailles de vie qui régressent
Mauvais karma
Plumes crasseuses qui volent au vent dans le silence lourd.

Personne ne devrait mourir seul.

100 lits. 100 anges. 100 tombeaux de plastique. 100 vies oubliées
Avec le temps à tuer.

Les lits sont pleins.

I thirst.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

L’HOMME QUI EST MORT AVEC SA MOUSTACHE (LIT 32)

Kalighat. La maison des mourants.

J’arrive. Ne sais pas quoi faire. Mets un tablier, me lave les mains, Ponce Pilate dans un four crématoire qui ne sait pas qui gracier. Ils sont là. 50 lits du côté des hommes. La tête rasée, le corps bombardé, des hommes fragiles, ce qu’il en reste, des draps verts et des brancards. Les lits sont bas, cordés, comme dans un camp de réfugiés. 50 lits verts numérotés, 50 petites plages pour les épaves du monde. Derrière un rideau, une autre pièce, 50 autres lits de camp. Les femmes.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

« Milk. » Le lit numéro 32. Il veut du lait. Je me renseigne, fais bouillir de l’eau, y mets du lait en poudre. Du lait, température pièce, comme la première chose qu’on demande tous en naissant. Lui donne à la cuillère de plastique. Il respire comme un barrage hydraulique hors d’usage. De l’eau dans les poumons. « Doctor, doctor. » De la crasse dans la peau, de la morve dans la barbe. Il est arrivé dans la nuit. Il y en a qui n’arrivent jamais au bon moment. Il y en a qui viennent prendre un dernier repas, une dernière nuit dans de vrais draps. Puis, ils meurent. Ils laissent le lit pour d’autres. D’autres n’arrivent jamais. Lui, il est débarqué au creux de la nuit.

Lait à la cuillerée, 3 cuillères, « Doctor », me prend solidement le bras, « Doctor, doctor, can’t breath »… Je l’aide au ventre comme je peux. Je ne peux rien. Mets ma main sur son v entre, sur sa peau fatiguée, plissée, parchemin. « Doctor, doctor. » Quoi faire?

Je regarde autour. Me lave les mains. Replace ce qui lui sert de drap, arrange son oreiller, comme si l’endroit où l’on met sa tête pour dormir, pour mourir, pouvait la repousser, la grande salope de mort. Peut-être que l’endroit où l’on met sa tête pour mourir, ça change quelque chose? Peut-être que c’est pour ça qu’ils viennent, pour avoir un endroit? L’endroit où l’on naît, en tout cas, ça, ça change quelque chose.

On me dit de le raser. Pour l’hygiène, c’est plus facile. Je vais chercher mes armes : un blaireau, un savon, une pioche, une lame, deux petits pots. Je n’ai jamais rasé quelqu’un d’autre. Le visage en premier, ensuite la tête. Après, il aura le même air que les autres sur leurs lits verts : maigre, osseux, tête rasée, regard brûlé. Me lave les mains. Avec ou sans gants?

Doctor? Doctor?
– Je ne suis pas docteur, mais je vais vous raser, ne bougez pas sinon ça va couper, et le sida, le VIH, vous savez…

Sans gants? Comme à la loterie? On risque aussi qu’un avion nous tombe sur le nez, et c’est lui que je dois raser, lui, avec sa mousson dans les poumons, avec de l’eau sale dans les rouages, avec la roue de la vie qui lui a passé dessus. Le visage maintenant, la tête plus tard. Sans gants? Le raser. Je commence par lui tailler la barbe aux ciseaux.

Doctor? Doctor?
I’m sure that some will come, but now I have to shave you, so don’t move, otherwise it will cut, and the gloves are still in the compartment, you know, and blood today is a deadly poison.

Le sang est un enfant de chien de nos jours. Tant qu’il est bleu, c’est beau, mais les choses ont une âme peut-être plus qu’on le pense, et le sang fait peur, 1 % de l’Inde a le sida, ce n’est pas beaucoup 1 %, mais 1 % d’un milliard, ça fait 10 millions de sidatiques, sans parler des autres maladies. Sans gants. Peu importe, fallait y être. Le blaireau, le savon, un peu d’eau chaude, je fais mousser la mousse, tourne d’un bord, tourne de l’autre. On ne rase pas les inconnus tous les jours. Les villages eux, pourtant…

Le blaireau, le savon, le petit pot rouge pour l’eau, le petit pot vert pour tourner le blaireau. La mousse sur son visage. La lame gratte, les poils s’accumulent dans le petit pot rouge, la centrale hydraulique roucoule dans ses poumons, les deux côtés du rasoir, les deux versants de la médaille, les deux joues du mourant, deux pôles du monde, nous, eux, les deux étapes de l’humanité, la vie, la mort. Il parle anglais. Ils parlent tous anglais. Comme un axe à la rotation de la Terre. Comme la barre dans le $.

Not the moustache, not the moustache! Tomorrow, the moustache.
– Faut que je la fasse la moustache. I have to!
Why do you insist? Tomorrow!
Ok, ok, I’ll do the face, and we’ll see for the moustache.

La barbe est longue. Longue est la faim et gros sont les barrages dans ses poumons. La lame glisse sur la peau, la peau glisse sur les os, flasque, vide. Elle saigne. Il se débat, mais c’est mauvais pour mourir si tu as de la barbe.

Why do you insist? Tomorrow.
– C’est presque fini, bientôt, il ne restera que la moustache.
Tomorrow, please, tomorrow.

La lame continue. Le sang coule un peu, tranquillement, rouge dans le savon. Le ventre se lève difficilement, l’eau roule en lui à chaque prise d’air.

Please tomorrow, why do you insist?

Pourquoi j’insiste? Son ventre se lève comme on lève un boulet, et les turbines encrassées, et les longs poils dans le petit pot rouge, et le blaireau dans le petit pot vert, et le savon plein de poils, rouge… Ne reste que la moustache.

Tomorrow.
Tomorrow is today.

Pourquoi j’insiste? Ses mains comme des plaies au corps, ses yeux qui supplient, ses yeux qui regardent à travers l’eau du petit pot rouge et l’eau du petit pot vert, à travers l’eau de ses poumons… « God, save me, please, God, save me… » Le petit côté de la lame et le moins petit côté de la lame.

Please, God, save me, save me God, please, save me, why do you insist? The moustache tomorrow…
Ok, I’ll change the blade, put yours on top of the drawer, shave the man with the big bump on his head, bed number 41, and I’ll come back for the moustache.

Je vais à l’étagère, mets la lame dans une petite enveloppe comme une lettre au père Noël. Qu’est-ce que je veux à Noël? Qu’on ne meurt plus seul. Prends une nouvelle lame. Me lave les mains. Lit 41. Un homme avec une énorme excroissance sur le crâne, comme un gros kyste sur la tête, une grosse bosse molle, un observatoire vers les étoiles. Je le rase de près, j’ai un peu plus d’expérience, mais quand même, sur la lèvre supérieure, le savon est rouge… Lui, ne résiste pas. C’est à peine s’il a conscience que je suis là. J’essuie. Me lave les mains. Je fais des lits, je nourris des hommes, me l ave les mains, change des draps, replace des oreillers, me lave les mains, vais en haut de l’armoire, prends la médaille à deux tranchants, jette la vieille lame dans le cimetière à seringues et je vais raser la moustache.

Des docteurs sont autour de lui. Plus tard, la moustache. Soluté.

Le dîner. Me lave les mains. Lit 27. Nourris un homme qui ne veut plus que ses lèvres existent, qui ne veut plus exister du tout, me lave les mains. Lit 9, un autre qui va mourir demain avec les couilles comme un pie de vache, me lave les mains. Et les plaies de lit, les hommes squelettes. Lit 25, un autre en position fœtale, un vieillard nouveau-né, un ange squelettique aux ailes brisées. Je le nourris d’un mélange de biscuit, de lait, d’eau, de suppléments, de banane, parce que l’homme descend du singe, non pas de la centrale hydraulique. Me lave les mains.

Lit 32. Les docteurs sont partis. La centrale hydraulique a un drap vert sur le corps. Fermée. Hors d’usage. Un drap vert sur le visage.

Il est mort avec sa moustache.

Tomorrow will never see the day.

« Tomorrow », c’est la faucille du grand barbier qui s’en occupera. « God, save me », disait-il. Saint-Pierre est un barbier ouvert 24 heures sur 24. Mais l’homme n’est pas chrétien, il est sûrement hindou ou musulman, je ne sais pas. Et moi, le touriste, le voyeur, l’étranger qui l’accompagne vers son ou ses dieux , moi qui ne parle pas sa langue, qui ne connais pas sa religion, qui a grandi de l’autre bord de la Terre avec assurance maladie et cartes bancaires… Moi qui ne sais pas son nom. Personne ne sait son nom. Les Indiens ont des noms très longs. Ils y mettent l’histoire de leurs pays, de leurs ancêtres, de leurs vies. Je ne suis jamais capable de m’en souvenir. Mais lui, son nom, il n ’a pas eu le temps de nous le dire. Personne ne le sait. Il est arrivé hier, dans la nuit. Il est mort avec sa moustache. Demain restera toujours aujourd’hui.

Et moi, dorénavant, je ne me raserai qu’avec une pioche et un blaireau. Promesse jurée, promesse tenue encore à cette heure.

Ils sont combien à être morts sans nom ce jour-là? Combien depuis? À être morts dans les bras d’un étranger? Avec des lames à deux tranchants? Les 50 lits du côté des hommes sont encore là. 50 autres du côté des femmes. Les lits sont pleins.

« Sonet safety razor. God, save me please, no the moustache. Tomorrow, the moustache. »

« Why did I insist? »

Il est mort bien rasé. Il est mort avec sa moustache.

Use SONET safety razor®. Made in India.
Because nobody wants to die without a clean shave.
Because nobody wants to die alone.

Me lave les mains.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

ATLAS DE LA MISÈRE DU MONDE (LIT 17)

Pour avoir un dos comme celui-là, il faut avoir porté la Terre sur ses épaules. L’infection est venue ensuite. Des vers. Des petits asticots blancs qui entrent et qui sortent de son dos, qui font un bruit gélatineux quand je les arrache à la pince. Les petits docteurs comme ils les appellent ici parce qu’ils empêchent la gangrène. Des vers à viande, les mêmes qui bouffent la chair pourrie lorsqu’on la laisse sur le comptoir. Les mêmes qui infestent les poubelles laissées au soleil. Des asticots. Qui entrent et qui sortent de son dos. Qui lui couvrent les épaules, les clavicules. Lui, qu’on a laissé sur le comptoir, au soleil, lui et sa vie dépotoir, lui dans qui on a dé versé des castes périmées, des spiritualités gangrenées, mauvais karma, tu vas être heureux dans ta prochaine vie, lui qu’on a laissé pourrir là, vivant, comme un déchet mondial. Les vers entrent et sortent, jutent, tombent, rampent sous le lit, se perdent dans les sandales. Je les éclaire à la lampe de poche, pour mieux voir, attirer les asticots, voyeurisme mortel et gluant, envie de vomir. Mes pinces se cognent sur les os nus. Ils résonnent lorsque je les frappe par mégarde. Mes pinces dégoulinent de désinfectant à plancher dilué, et l’odeur, et les gémissements, le corps de l’homme qui se plie, les vers qui entrent et qui sortent de son dos, la chair odorante, brunâtre, qui dégouline, qu’on coupe comme du gras animal rance, les vers qui tricotent entre les os, entre les pinces, entre les doigts, entre les lits verts, entre la vie et la mort. Le lit 17.

Puis on rentre se coucher. Là-bas, au Modern Lodge Hotel. Là où je vais après le travail, après la mort. Là où je dors. Avec les punaises de lit. Dans ma chambre 1 mètre par 2. Bonne nuit.

Insomnies.

Small doctors. Ils empêchent la gangrène. Petits docteurs blancs, répugnants, petits vers blancs qui entrent et sortent, soldats inconnus, médecins sans frontières et sans honte, visqueux, se tortillant. Un homme pourrit dans un lit avant même d’être mort. Son dos squatte mes souvenirs. Le sang ne coule pas, le sang a caillé à même ses veines odorantes. L’odeur de la mort. Le corps devient marécage aux yeux de tous, son corps se décompose sans mourir tout à fait, lépreux adipeux rampant sur Terre. Il entre et sort de sa tombe, se décompose encore vivant, se meurt de ne p as mourir, ses yeux se ferment de ne pas s’éteindre, le tronc plie de ne pas se rompre, l’homme Atlas de la misère du monde ne dit rien, attend, résigné, triste, silencieux, immaculée douleur, épuisé par trente millions de vies sales, le dos comme une plaie de lit de génération en génération, la nausée, les pinces, les vers en dessous du lit qui cherchent une autre plaie où établir leurs cliniques cloaques, le désinfectant à plancher dilué qui vire blanc asticot lorsqu’on y met l’eau, les asticots qui entrent et qui sortent de mon cœur, de mon corps, de mon sexe, de mon dos, de mes lèvres, de mes rêves moites, de mes nuits, et la panique, incapable de dormir, la mort qui éclate sous les doigts, les rêves, les vers, magots, asticots, vermine, petits docteurs, coupables, découpables, en mille minimorceaux qui revivent de chaque partie, qui se multiplient comme les mauvaises nouvelles, mes draps humides comme une corde au cou, comme un boa albinos et moite, comme un immense asticot qui me bouffe le cœur, qui m’éclate les yeux, qui fait couler le désinfectant dilué de mes veines, le pus de mes pupilles, qui fait de moi une immense plaie de lit, une immense plaie pourrie pleine de vers. Qui entrent et qui sortent de ma chair. De mes nuits. De ma vie.

La panique. Silencieuse, sournoise.

Là-bas, au Modern Lodge Hotel, après le travail, après la mort, on boit, on fume, on rit.

La nuit, le souvenir revient comme une sirène d’abri. Radiations de Bhopal qui entrent et qui sortent, qui restent et qui tuent quand les autres oublient.

Je suis une larve. Mon lit est une termitière à asticots, mes draps, une pieuvre humide qui m’asphyxie. La sueur me noie, mes rêves mouillés sont des filets de pêche industrielle qui raclent le fond de mes souvenirs, qui arrachent le fond de mon cœur, les restes de mon amour.

Atlas est mort cette nuit.

Dans ma chambre 1 mètre par 2, je rêve de lui. Je rêve d’elle. Ils baisent ensemble pendant que les punaises me mangent. La colère aussi.

Il n’y a rien de juste sur cette planète contaminée.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

QUAND LA VIEILLESSE EST UN HOLOCAUSTE PRIVÉ (LIT 39 À 45)

On a tous un petit abattoir privé plein de possibilités qui sommeille en nous, une adresse possible à Kalighat, un accès privé aux escaliers de la destruction, un tapis rouge qui coule vers l’horreur d’être vieux seul, de mourir seul. On a tous un lit qui nous attend, vert, étranger, numéroté. Les sacrifices humains ne sont pas terminés.

Les rêves partent, les autres partent, l’amour part, la dignité s’assassine. Le courage de se battre baisse les bras et capitule. L’envie de vivre part avec les muscles, les dents et les cheveux. Mais on reste debout. À attendre. Attendre l’amour. Attendre la mort. Attendre la fin de la mousson. La raison lève le camp. Nos souvenirs s’infectent. Les trous de mémoire nous perforent le crâne, ce crâne rasé par des médecins étrangers imbus de recherche personnelle et de piété.

Quand le vide est plein du manque et qu’on meurt plus profond chaque heure, la vie devient un abattoir privatisé tous services compris, tous sévices, toute horreur inclue. L’humiliation, la faim, la torture, l’inhumain. Partout, dans les hospices dépotoirs de nos banlieues industrialisées et terrifiées ou dans les camps de réfugiés des sept tiers-mondes, dans toutes les métropoles arides et anonymes, la vieillesse peut devenir un pays sous-développé, une purification ethnique à l’échelle individuelle, la bande-annonce d’une mort violente vécue au ralenti. On meurt seul.

Moi qui croyais que la solitude était faite en Amérique. Quelle prétention. Je ne connaissais rien. Je ne connais rien à la mort. Je suis vivant.

Ça fait deux semaines que j’aide à Kalighat.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

LES MARCHES (LIT 1, MON LIT)

Fuir Kolkata, fuir le mouroir, fuir l’amour, fuir la mort.

Train de nuit pour Varanasi, la ville la plus sacrée de l’Inde, ce pays où les coins de rue sont sacrés, où les vaches sont sacrées, où les fleuves sont sacrés. Varanasi, traversée par le Gange, fleuve vénéré, ultime vérité, ultime réalité. Son flot prend source dans les cheveux mêmes de Shiva. S’immerger en lui purifie le corps et libère l’âme des péchés. Jeter les cendres des morts dans le fleuve pave leur voie vers un futur meilleur, permet d’atteindre la délivrance, la sortie du monde phénoménal, le moksha. Pas mal.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

On brûle les morts à Varanasi sur les rives du Gange. Des immenses bûchers. Odeur de gigots d’agneaux. Les bûchers brûlent sans arrêt. Les cendres flottent dans l’air. Les effluves. Shiva a dansé pour créer le monde, il dansera pour le détruire.

Le Gange irrigue le tiers de l’Inde, et abreuve près de 40 % de sa population. On y dépose chaque jour l es restes d’environ 475 cadavres humains, 1 800 tonnes de bois utilisé pour les crémations, en plus des 10 000 carcasses d’animaux qui y sont abandonnées. Il y a quelques années, on a relâché des milliers de tortues nécrophages pour qu’elles mangent les cadavres, mais elles ont été capturées par les pauvres. Elles ont été mangées. 760 usines déversent des déchets classés comme très toxiques dans ses eaux sacrées.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Je me perds dans les dédales de la ville sainte. Je me perds comme le font les gens ici depuis des millénaires. Le chaos enivre. Les ruelles, les pierres usées par les siècles, les boutiques, la lumière poussiéreuse, les rituels, les cloches des pujas, les vaches qui errent comme moi, les vaches sacrées qui bloquent le chemin aux rickshaws, aux livreurs, aux processions, aux gens. Des gens partout. De toutes castes. Hémorragie démographique. C’est magnifique. Quand je veux revenir à mon hôtel, sur les rives du fleuve-dieu, j’écoute. Je cherche au loin des chants de puja, des cl oches… Une procession vers les bûchers de crémation. Je m’approche. Un cadavre bien en vue est porté vers le fleuve. Je me joins aux dé vots. Et ils me mènent aux bûchers, sur les rives du Gange, d’où je retrouve mon hôtel.

La nuit, le haschich ne m’endort plus. Je tourne en rond dans ma minuscule chambre avec vue sur l’eau, sur les dieux qui y flottent. Le mur, la porte, la porte, le mur, elle, moi, ici, là-bas, la porte, le lit, le Gange ici, l’hiver là-bas, le cœur haut-parleur, haute vitesse, les ponts bombardés, le lit dans le noir, au bout de la peur, au bout du tunnel, du côté obscur de la lune, du côté sale du miroir, quand la vitre est démolie et que les yeux se reflètent en cent mille visages, autonomes, indépendants, s’engueulant, paniquant chacun de leur côté.

Je suis seul contre mes souvenirs. Ça fait des mois que je flotte ici et là, en Inde. Elle là-bas, moi tellement loin que je n’existe pas. L’errance me perd. Les tigres rugissent, en cage, entassés dans ma tête, assoiffés de sang, les serpents paniqués se mordent la queue dans un racoin, les mouettes affolées se cassent le cou sur la vitre embrouillée de mes yeux. J’ai peur de devenir fou.

On brûle les cadavres à deux pas, jour et nuit. Et malgré tout, dans le ciel, dans la fumée, volent les cerfs-volants. Mes idées ne tiennent qu’à un fil. Le vent rage. Ils sont avec moi, l’homme à la moustache et Atlas, le dos comme un rêve récurrent, comme une idée fixe, les asticots qui me remontent l’œsophage, qui squattent ma mémoire. Elle est si loin. Je ne dors pas, j’ai peur, je me lève, me couche, marche, arrête, les genoux que l’on frotte, le tigre en cage que je nourris de mirage, qui glisse sur le sang sale des souvenirs, la chandelle qu’on allume, debout, couché, couché, debout. Un côté du lit. L’autre côté. La mort s’est logée dans le vide que tu m’as laissé. J’ai peur des murs capitonnés.

À la première lueur, je sors dans les rues. Je trouve un téléphone longue distance dans une boutique obscure, j’appelle. La ligne franchit le détroit de Béring, dépasse les icebergs qui fondent…

Répondeur.

Ma voix résonne sur le message. « Je fais des cauchemars. Je rêve de toi, de moustaches et de mort. Appelle-moi, fais de quoi, dis-moi que tu m’aimes encore. » C’est fait, c’est dit, comme une chance perdue.

De retour à ma chambre. Je me rase au matin levant. Dans le miroir brisé se reflètent trois cents millions de dieux éclatés. J’y ai vu les 99 noms d’Allah, le mot universel, la parole du Zohar et l’envie de la mort comme la fin d’une panne d’électricité.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Une fois rasé, je descends vers les ghats.
Le fleuve sacré s’étend devant moi.
L’eau coule depuis des millénaires.
Des gens sur les marches.
Des gens dans l’eau.
Des vaches dans l’eau.

J’entre dans le courant.
L’eau est froide.
J’avance.

Je m’immerge une première fois.

La tête sous l’eau, le nez bouché, la bouche fermée, j’ouvre les yeux sur la cendre des cadavres, les restes des corps des pauvres à moitié brûlés parce que leurs familles n’ont pas assez d’argent pour le bois. Je reste sous l’eau, à regarder passer les corps de ceux qu’on ne brûle pas : les saints, les femmes enceintes, les lépreux, ceux qui ont la varicelle, le choléra, ceux qui ont été mordus par un serpent, les suicidés et les enfants de 5 ans ou moins. Eux, on ne les brûle pas. Ils flottent entre deux eaux autour de moi. Libres de se décomposer à même le dieu liquide. Pellicules aux cheveux de Shiva.

Je ressors. J’inspire profondément, un peu paniqué.

Je m’immerge une deuxième fois.

La tête sous l’eau, j’ouvre les yeux sur les deux espèces de dauphins qui vivent dans le Gange, sur les requins d’eau douce, les tortues nécrophages et les autres petits dieux aquatiques.

Je ressors. De l’air plein les poumons.

Je m’immerge une troisième fois.

La tête sous l’eau, j’ouvre les yeux sur la mort.
Elle me fixe de ses trois pupilles.
Puis elle regarde ailleurs.

Je ressors.

Je respire.

Je suis en vie.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

LOVE-PHILTRE, WRONG NUMBER (KUNDALINI VENOM KISS)

I’m lost in Varanasi.
They burn me every day on the ghats.
I’m scared and alone, lost in death and in shaving cream.
I don’t want to die without a moustache.
I don’t want to die without you.
Please try your call again.
J’ai peur des murs capitonnés.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

MARLBORO MAN (SMILE, HAPPY GENIE)

J’ai le troisième œil crevé. Je ne crois plus au père Noël ni à l’amour éternel. C’est la mousson. Les jours passent et la Terre me roule dessus. Des mois que j’erre. Les décisions sont longues, le soleil, humide, et le haschich, fort. Le génie est soûl au fond de la bouteille. La population de l’Inde augmente en moi. Pourtant restent les gestes de Monsieur Muscle, le mythe du Marlboro Man et sa moustache. Encore le rêve de me changer en un autre dans une cabine téléphonique sale. Je ne suis pas le Marlboro Man. Je ne fume même pas la cigarette. La Terre tourne à l’envers et moi, je cours pour rester sur place. Combien de points de suture pour être un homme? Combien de femmes trahies, de grossesses siphonnées? Combien de jours seul?

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Le train de nuit roule vers le Rajasthan. Nu dans mon drap, dans la couchette du haut, je ne dors pas. Il fait chaud. Collant. Le train avance. Les svastikas tournent. Les hommes meurent avec ou sans moustache, avec ou sans vers dans la chair, avec ou sans roupies, avec ou sans amis. Le Marlboro Man est mort à Kalighat, mal rasé. C’est un héros. Atlas, son voisin de lit, est mort lui aussi. Mourir est un geste héroïque au quotidien.

Dans un autre compartiment, un keffieh palestinien sert de mur de fortune à un des lits superposés. Derrière, une Libanaise. Avec un piercing. La Mirza. Arrivée à Jaipur, elle m’apprend la moto. Avec elle, je traverse le désert du Thar à moto, de Jaipur à Jaisalmer, sur une Enfield Bullet deux-temps, en conduisant à l’envers, du mauvais côté de la route, comme tout le monde en Inde. La Mirza. Celle qui me guidera au Liban dans les camps palestiniens quelques années plus tard. Celle qui sera avec moi à Beyrouth en 2019. Celle qui a vécu la guerre. Mon amie.

Le premier jour, au volant de nos Bullet vers Pushkar, ville brahmane, zone végétalienne, on dépassera des éléphants sur la route. D’immenses bêtes, de la tendresse faite chair. Leur odeur forte, comme une permission de vivre. Fou rire, seul, derrière cette nouvelle amie, au volant d’une balle. À trouver les femmes belles à nouveau. À réapprendre à aimer la vie.

Come where the flavor is. Marlboro.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

BULLET (RAJASTHAN AUTO CENTRE)

Enfield freedom
Two for one
Free Lebanon
Feed the highway entertainers
Save the camels
Save the pink and the black monkey
Do not overpass elephants without a smile
Dog crossing
Cow crossing, holy pilgrim with 3 stomachs
Spice road motorcycle caravan
Silk road in fourth gear
Three eye Ray-Ban
On the wrong side of the road
Enfield friendship
Freedom is a highway
Bliss is at reach
Full gas tank
Unleaded hope
The wheel is finally turning
350 cc bullet
Joy
Role another one
Spare tire for free
Heaven junction
Salt march highway trough eternity.

Om madni padme hum
Vroum vroum vroum.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros
Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

GOODS CARRIER (TWO STROKES)

L’Inde est un moteur deux-temps, un piston dans le Gange, l’autre dans les bars chics de Marine Drive, un temps dans la tête de Shiva, l’autre dans les essais nucléaires du Rajasthan. La marche du sel, le sucre brun dans la cuillère, Bollywood et les ghats de Varanasi, les yeux fanés des Miss Univers et le cœur confisqué des intouchables la bouche pleine de bétel.

Leurs dieux sont acrobates au Cirque des Pauvres, les enfants sont vendus par leurs parents comme on vend un sari, comme on vend son sang, son fœtus et le riz. La violence tombe comme la mousson, la pauvreté découvre de nouveaux horizons, la mort est anodine, paradée. La bouche rouge bétel, le front rouge bindi, les yeux rouge hémoglobine.

Opium et émeutes, feux d’artifice et cerfs-volants. Photographie interdite. Prostituées adolescentes et vaches sacrées. Smog et hijras, ces castrées transsexuelles. Marche du sel et Falkland Road, la rue où vendre son corps à Mumbai. Ventilateurs et A/C, astrologues et lutteurs de rue, restaurants veg et non-veg, chai et Coca-Cola, et haschich. Encore. Kiss my third eye goodbye.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Je marche sur le Gange, je mange les vaches crues, je fume un autre joint, je m’adapte, je m’adapte, je m’adapte. À la mousson, au manque, aux bidonvilles sans fin, au haschich. Je m’habitue moi aussi. Tout le monde meurt. Même les brahmanes. Même les hijras, même les zanadas, ces travestis indiens habillés en Indiennes qui, en te touchant, te donnent la chance contre une offrande.

Les filles mineures de Falkland Road propagent le sida, les mendiants troisième génération propagent la colère, les vendeurs de saris en plastique usagés propagent le mensonge. Mahatma Gandhi propage la non-violence face à Nathuram Godse et son pistolet.

Que mon cœur batte au rythme des cloches des pujas. Que ma femme soit une brahmane. Qu’elle ait toutes ses dents. Que mon dernier-né soit un dieu et qu’il soit vendu aux riches, aux danseurs de Kathakali. Faitesmoi rire, faites-moi planer, faites-moi voler de l’autre côté du miroir.

Un milliard d’avatars attendent de mourir, ils veulent une meilleure vie. Ils veulent une auto de l’année et une femme plastifiée. Ils sourient en attendant la prochaine réincarnation. Ils savent que demain, ils seront rois. Ils survivront. Ils s’adapteront. Moi aussi.

Trois coups de feu.

Mahatma Gandhi tombe.

Nathuram Godse est immobilisé, fier. Pour éviter un bain de sang, Gandhi a accepté que le Pakistan se sépare de l’Inde. Gandhi est un traître selon Nathuram Godse. L’assassin est condamné à mort. Les fils de Gandhi demandent que sa condamnation soit transformée en peine de prison. Les autorités indiennes refusent. Nathuram Godse meurt par pendaison le 15 novembre 1949.

In India, everything possible.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros
Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

SLUM PUBLICITY (TIME BOMB TICKING TWO FOR ONE)

– Buy my state of mind
Know that I’m rich while you do not eat
Know what I buy while you beg
Know it in the stillness of your blood
My billboards are your walls
I own you. –

The slums are made of dreams on sale
Of old billboards selling jewelry
Makeup
Fast cars
Sunscreen
Pepsi-Cola
Cellular phones
Billboards upside down
Used as walls
Slum publicity hiding the unseen
Slum beauty queen face covered with ashes against the billboard, begging with distraction, selling her hair, her kidneys, beautiful like pain, gathering cow shit in non-Palmolive henna hands
Her house isolated with shit
Urban nomad in plastic bag tents
Time bombs in every inch of empty lots
Dust clothes for the children, nothing to wear but dust, dirt and kohl, toothpick earrings, nose pierced empty, newborn adults learning life in death’s jaw, swimming in sewers, drinking Ganga water with the corpses like ice cubes in a fancy drink.
All of that in the shadow of the billion things we can buy.

One billion gods living in a rotting land, living and dying everywhere, especially nowhere, suburbs as long as a life without a roof, billboards isolated with shit, holes, rust, and tetanus. The boards are laughing at them, this side up, the boards change colour in the sun, they change odour in the petrol sewer river that flows openly, the portable dead sea where naked dusted kids dive in, swim, tomorrow’s children with no future, immortal, immune, divine.

Watch them grow. Watch them resist hunger, resist germs, flies, unknown unspeakable diseases, watch them resist emptiness, oblivion, watch them starve while they know what you eat 2 for 1.

Watch hunger transform into anger.

Forgotten gods in a desolated, overpopulated mythology, one eye on the past, one eye in the smog, a third one that grows and tries to sleep, overworked, overcrowded, underfed, analphabet.
Next-door neighbour exploding with babies, I love you.
Paranormal survivor with smog smile, crowded hope, I love you.

Ohm bomb, I love you.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

LE CIRQUE DE BABEL (PETROL SEAGULL, FLY ME FOR FREE)

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

De l’autre côté du détroit de Béring, de l’autre côté des icebergs et de la solitude, je continue ma marche du sel. Les antennes paraboliques sur le toit des baraques de fortune chatouillent ma schizophrénie. Je suis submergé aux deux tiers. J’ai vu des monstres marins en moi. J’ai vu l’autre côté du ressac, j’ai rasé la mort de près. Je suis tombé sans filet, j’ai eu peur, je suis seul, je suis laid, ça y est, c’est dit, c’est fait.

J’ai les mouettes comme amies. Elles chantent lorsque je perds la raison. Les perroquets sont là aussi. Ils me content des histoires, ils me parlent du noir, du manque d’amour, du cinéma massala de mes émotions bidon. Ils me content des mensonges doux. Les éléphants guettent, assis autour, me protègent et se méfient des lendemains. Les rats sont agoraphobes, muets. Le ressac va et vient et les marées commencent un nouveau cycle. Le cirque arrive en ville. Terre. Il y a de la lumière au motel. Tout ira bien.

J’ai vu le soleil se lever de l’autre côté de la mort.
Je retourne rêver en français
Je rentre
En un endroit, quelque part, que je pourrai appeler chez moi.

Tout ira bien.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

America
Drive thru land
Forbidden garden
Paradise lost
Memory’s slaughterhouse
Home.

America
PlayStation wars
Teenage serial killer
High school murderer
TV dinner
Freelance terrorist
White supremacist
Son of Sam
Or of Santa Claus
Oklahoma firecracker
Kindergarten target
Death penalty
Freedom burgers
Empty kitchen, empty beds
Bull’s eye
Everybody dies.

America
Love-philtre
Wrong number
Here I come.

Now is the time to rub the genie bottle
To beat the magic carpet
To shine the crystal ball
To ride the kite
To spread my wings.
The greatest show on this side of the highway
Soon in your town.

I, Kundalini snake charmer
I am going home.

Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros
Inde, 1999-2000 © Philippe Ducros

Use SONET safety razor®. Made in India.
Because nobody wants to die without a clean shave.
Because nobody wants to die alone.