Les tours de Babel (Nous habitons tous au 84e étage.)

Les tours de Babel (Nous habitons tous au 84e étage.)

Mon cœur is on Ground Zero.

Le 11 septembre, les tours de Babel sont tombées comme deux numéros 1 qui se haïssent. La tour Est, l’Orient, la tour Ouest, l’Occident. 1 + 1 = 11. Et s’en est fini de la Pax Americana. Personne ne se relèvera. Et même si des gens meurent tous les jours sous les bombes mondialisées, même si l’horreur est quotidienne dans nos quotidiens, le World Trade Center nous est tous tombé dessus, et c’est la panique générale, la 4e guerre mondiale. You do not mess with trade when you speak to the center of the world. Nous sommes en guerre. Et nous faisons semblant de rien. « Nous sommes tous américains », nous disent-ils. Leur souffrance est si bien médiatisée, now, death, smile to the camera. Les poumons de Bhopal, les enfants sous embargo et uranium appauvri de l’Irak, les massacres d’Ogonis sous la coquille de Shell, les millions de machettes du Rwanda n’avaient pas le charisme des vols planés vers le 84e étage. Les machettes ne font pas les manchettes. The world will not trade his center.

Et les barbus rient dans leur barbe. Les guerres mondiales ont été les premiers produits de la mondialisation. La peur n’a plus de frontières. Elle passe comme une lettre à la poste. Anthrax. Et les barbus rient à notre barbe. Tout le monde part en guerre sainte. Les bons contre les bons, God is on our side, Allah is on theirs. Billy the Kid against Al-Qaeda, dead or alive. C’est eux, les Twin Towers, ils disent exactement la même chose. Nous allons éradiquer le terrorisme, celui qu’on a financé, les talibans qu’on a aidé contre les Russes, Al-Qaïda financé par la CIA, les Irakiens qu’on a armés Iran Gate. And the gates of fear are wide open like the gates of paradise towards Allah. Ils font peur, ils sont bien armés, ils auraient même les armes chimiques, on le sait, c’est nous qui leur avons froidement donné gracieuseté guerre froide. La ligue mondiale contre le terrorisme a ses éliminatoires, comme le baseball. On compte les scores. On crie terrorisme, celui que l’autre équipe appellera toujours résistance, celui qui traîne aux quatre coins de ma télé, à Beyrouth, à Belfast, à Ankara, à Oklahoma. C’est tout ça qu’ils veulent éradiquer?

Ils disent chercher les leaders. Comme Saddam Hussein en 1990? Il est encore emmitouflé dans son embargo uranium et pays appauvri, à l’abri depuis 12 ans, inaccessible, entouré des cadavres de ses centaines de milliers d’enfants morts. Ou plutôt comme Eric Rudolph[1]? Le parachutiste US qui a battu les records du saut avec sa bombe aux jeux d’Atlanta, le Robin Hood de la farine blanche de l’extrême droite blanche intégriste américaine qui reste encore introuvable, caché depuis cinq ans dans les Appalaches de la Caroline du Nord, comme d’autres se cachent dans les sommets stupéfiants de l’Afghanistan.

Eric Rudolph à Atlanta, Timothy McVeigh[2] à Oklahoma, comme des tumeurs au cœur même du Fat America. Are you gonna bomb the red necks? Bhopal, 6000 morts. Are you gonna bomb Union Carbide? And what about le Sommet des Amériques de Québec? Are you gonna bomb Montréal pour Germinal? C’est quoi la différence entre la bombe à Oklahoma et celle à Kandahar? Et la différence entre un F-14 et un 747? La guerre du Golfe, ce n’est pas le match Tiger Woods – Jean Chrétien. Le 11 du 9, 911, 3000 morts. 1990, 47 jours de bombardements en Irak, 200 morts chez les alliés, 200 000 à 300 000 morts chez les Irakiens. C’est 4000 à 6000 morts par jour. À chaque jour, un World Trade Center gracieuseté ONU, et ça, pendant 47 jours. Combien de jours vont-ils frapper en Afghanistan? Juste sur des cibles stratégiques qu’ils disent? Comme ils le disaient en l’Irak en 1990? Le 16 octobre 2001, les entrepôts de la Croix-Rouge en Afghanistan explosent. Ils étaient stratégiques? Ben Laden y était caché? Boum. Il y est revenu le 26 octobre? Deux autres entrepôts qui explosent. Boum boum. Une erreur? Le mot terrorisme ne vient pas du mot erreur. On bombarde, on envoie du riz par parachute comme de la publicité placebo, on met tout ça dans les entrepôts, on bombarde les entrepôts? Boum boum boum.

Qu’est-ce qu’il faut lire entre les lignes?

Si les lignes téléphoniques sont dorénavant écoutées, c’est parce qu’il s’y dit plus de choses qu’à la télé. Terrorisme vient de terreur, c’est le facteur qui me l’a dit.

Qui gagne? Et qui sait même à quoi on joue? Veulent-ils vraiment avoir Ben Laden? Ban the Talibans, ok, c’est sûr, mais pourquoi maintenant? Libérer l’Irak c’est beau, mais pourquoi pas le Libéria? Au lieu d’envoyer des sacs de riz, on envoie des sacs de ciment pour solidifier la haine ou des sacs de sable pour monter les tranchées. Notre argent, nos fonds spéciaux, ils ne font rien de spécial, ils font la mort comme une habitude. Ils cultivent la rancune et l’inégalité en plantant de nouveaux champs minés.

Tant qu’on tuera leurs héros, d’autres se relèveront. Et les Palestinien·ne·s en camps depuis quatre générations haïront encore plus. Et les Irakien·ne·s ne pensent qu’à apprendre à piloter. 3000 à 6000 enfants morts par mois en Irak pendant l’embargo UN. De 1990 à aujourd’hui, un à deux World Trade Center par mois bourrés d’enfants en bas de cinq ans. Elle est belle la justice du shérif. Les enfants qui ont survécu apprennent à jouer avec un cutter. Un tiers du monde fait des diètes pendant que les deux autres crèvent de faim. Et ils le savent. Plus on frappera, plus la haine sera forte. Et plus les camps d’entraînement seront bondés. Comme nos supermarchés. Les têtes des leaders tomberont peut-être comme des tours, mais d’autres fanatiques se lèveront comme un tic nerveux psychosomatique. Seul un ventre nourri n’a pas de rage. Et les entrepôts de la Croix-Rouge ont explosé. C’est sûr, c’était une cible, il y avait une croix dessus.

Combien de morts faudra-t-il pour venger l’Amérique? Plus personne ne compte les victimes là-bas. Mais Gina Ferrera qui travaillait au 84e étage le 11 septembre, elle était au courant de l’embargo sur l’Irak? Et Joe Montana, 56e étage, est-ce qu’il comprenait les effets de l’uranium appauvri? Le jour même, les soldats de l’information nous ont parlé d’un nouveau Pearl Harbor. And Fat Boy is fatter than ever. Where will be the new Hiroshima? Combien de temps dureront les radiations? Combien de pays sauteront du 84e étage? Plus personne ne parle des mosquées américaines qui se font incendier. Plus personne ne parle de rien. Est-ce que Bush le savait? C’est normal que personne ne pousse le débat et qu’on n’en parle plus? C’est quoi cette histoire de pipeline de pétrole de la compagnie américaine Unocal qui devait passer en Afghanistan? C’est pratique le baseball. C’est propre les soap opera.

L’information porte le tchador en Amérique. C’est une bombe à fragmentation. Elle est fragmentée pour qu’on pense tou·te·s la même chose. Qu’on éclate tou·te·s en même temps. Quand nos bombes à fragmentation n’explosaient pas en Afghanistan, elles devenaient des mines antipersonnel. Elles avaient alors la même couleur que les dépôts de nourriture si généreusement parachutée wrapped in an american flag. Et les réfugié·e·s se sont trompé·e·s. Et elles et ils ont explosé. De la mort camouflée en aide humanitaire. Voilà le plan américain. La machine somnifère est forte. Plus personne ne demande au W ce qu’il savait de la vérité. W : double V for victory. Plus personne ne parle des mosquées incendiées. On ne parle que des méchants musulmans. Mais Sowad Kouri travaillait, elle aussi, au 56e étage. Avec Mohamed Tout Le Monde et Jamila N’importe Qui, avec les sikhs et les Portoricains. Même Philippe Ducros travaillait au 56e étage, à quelque part. Et quand on ne pleurera plus les innocent·e·s, la machine de la haine dirigera nos gestes comme un avion téléguidé BBC. Et l’on frappera.

Bush a parlé vengeance avant de pleurer deuil. « Débouchez-le quelqu’un », crie la foule, et Ben Laden le chirurgien aux cutters est arrivé par avion. On a les B-52 qu’on peut.

Ils disent qu’ils ont été attaqués parce qu’ils représentent la démocratie, la liberté, le bien. Le bien pour eux, c’est l’embargo Oil-for-Food après la guerre du Golfe. De 500 000 à 1,5 million de morts. De faim. Une majorité d’enfants. La liberté pour eux, c’est la mort d’Allende le 11 septembre 1973 commanditée USA, c’est les Contras du Nicaragua, les escadrons de la mort du Salvador. La démocratie pour eux, c’est le pouvoir aux compagnies, c’est l’erreur Union Carbide, c’est les Ogonis du Nigeria que l’on pompe contre le pétrole de Shell. A Shell is an empty bullet. Ce sont les gardiens de la paix, eux, les plus grands pushers d’armes, les grands frères des Turcs contre les Kurdes, des Israéliens contre les Palestiniens.

Le monde entier est indigné parce que les gentils et photogéniques tueurs en séries américains sont blessés, alors mort aux terroristes. C’est le début d’une nouvelle ère. Les gens ne font que commencer à tomber du 84e étage. Et la peur restera number one au mailing list. Peu à peu, tout le monde risque de porter le voile. La faim. Le viol comme arme de guerre. La liberté d’expression comme un souvenir, le droit à la vie privée comme une idée périmée[3]. Peu à peu, plus personne ne parlera. C’est un drive-thru pour un Big-Maccarthysme mondialisé. Tout·e dissident·e, tout·e manifestant·e peut être accusé·e de terrorisme. Les frontières ouvertes aux capitaux, fermées aux citoyen·ne·s. La paranoïa postale nous a tou·te·s rendu timbré·e·s. Toute ligne est écoutée, mais pour se faire entendre, il faudrait peut-être se kamikaser. Plus personne ne dansera, la terre sera voilée et l’information, violée. Et les intégristes morts sous nos bombes auront gagné.

In loving memory of the victims of the fall of the Twin Towers qu’on ne fait que commencer à compter. Dans ma télé, ils m’ont préparé pour dix ans. Je vais voir des gens sauter du 84e pendant dix ans. Des pays au complet vont sauter du 84e étage. Les libertés aussi sont en train de sauter. Je pleure pour tou·te·s celles et ceux qui, de près ou de loin, sont morts à New York, à Washington, dans les avions, en Afghanistan, en Irak, dans l’Afrique au complet, dans les embargos, dans les intifadas, à Nagasaki, à Hiroshima, je pleure celles et ceux qui sautent du 84e par désespoir, je pleure celles et ceux qui sautent sur une mine que les Américains ont refusé de traiter ou de signer le traité, je pleure de rage envers celles et ceux qui sautent de joie, je pleure sur le peu de liberté acquise qui est en train de sauter, je pleure pour une époque révolue qui prend l’ascenseur pour monter au 110e étage de la peur, je pleure contre les guerres saintes américano-coraniques, je pleure les victimes des idées des autres, des extrémistes capitalistes ou des intégristes fondamentalistes, je pleure les victimes des bouchers gantés de slogans, d’idées et du sentiment d’avoir suffisamment raison pour se donner le droit de tuer, qu’ils appartiennent à la tour d’Orient ou à celle d’Occident.

Je ne peux pas m’arrêter de pleurer. L’injustice envers l’Amérique n’est pas plus grande, elle est simplement mieux médiatisée. Nos panses sont bombées, leurs villages aussi. Nos supermarchés sont pleins, leurs camps d’entraînement aussi. Les régimes amaigrissants font face aux régimes totalitaires. Ils ont faim, nous sommes anorexiques. Ils ont peur, nous avons la télé. Nous avons des doctorats, ils n’ont pas de docteurs. Nous avons du Prozac, ils n’ont pas de vaccin. L’écart est trop grand. Nous n’avons plus de raisons de vivre, ils ont une raison de mourir. Et même si nous ne sommes pas plus heureux, notre cinéma publicitaire prétend le contraire, il vend le mode de vie silicone et supermarché. Et eux n’ont rien. Et ils le savent. Ils le disent même, mais personne ne les écoute. Alors, ils écoutent les slogans des vendeurs d’espoir, de sens. Ils apprennent la haine à l’école. Cachés derrière leur fausse barbe, des pushers d’armes et d’héroïne disent faire d’eux des héros. Ils n’ont que la mort comme vie. On leur promet le paradis, on leur donne un peu de poudre magique dans une enveloppe, un faux passeport pour l’espoir, ils prennent l’avion destination center of the world, et ils changent le monde. Ground Zero. Les ventres vides sont des Ground Zero portatifs. Les cœurs sans espoir sont des World Trade Center quotidiens. Je pleure et j’ai peur. D’autres tours tomberont.

Nous sommes en guerre. Et nous sommes l’ennemi.

  


Ce texte a été écrit en 2001. Quelques détails ont été modifiés en 2021… Et ce, en plus d’un travail d’inclusion dans l’écriture, parce que si on a l’impression que rien n’a changé depuis 2001 à part le fait qu’on soit plus profond que jamais dans les sables mouvants, il y a au moins cet effort d’inclusion qui, lui, a changé, et c’est toujours ça.


 

[1] Eric Robert Rudolph, aussi connu sous le nom d’Olympic Park Bomber, né le 19 septembre 1966, est un terroriste d’extrême droite chrétienne anti-avortement et suprémaciste blanc américain responsable d’une série d’attentats à la bombe à travers le sud des États-Unis entre 1996 et 1998. Il est notamment connu pour l’attentat du parc du Centenaire perpétré à Atlanta pendant les Jeux olympiques d’été de 1996 et qui fait 2 morts et 111 blessés.

[2] Timothy James McVeigh est un vétéran de l’armée américaine, ancien combattant en Irak. Le matin du 19 avril 1995, il fait exploser un camion piégé devant un bâtiment fédéral d’Oklahoma City. L’attentat d’Oklahoma City tue 168 personnes et en blesse plus de 680 autres; c’est l’acte de terrorisme le plus meurtrier de l’histoire des États-Unis jusqu’aux attentats du 11 septembre 2001. Sa bombe tue, entre autres, dix-neuf enfants, quatre visiteurs et quinze dans la garderie du bâtiment.

[3] Le USA PATRIOT Act est une loi antiterroriste votée par le Congrès des États-Unis et signée par George W. Bush le 26 octobre 2001. Cette loi crée les statuts de combattant ennemi et combattant illégal, qui permettent au gouvernement des États-Unis de détenir sans limite et sans inculpation toute personne soupçonnée de projet terroriste. Elle autorise les services de sécurité à accéder aux données informatiques détenues par les particuliers et les entreprises, sans autorisation préalable et sans en informer les utilisateurs.