01 Sep Mariage temporaire (Iran – 2012)
L’Iran. Ennemi public numéro 1. C’est l’axe du mal, le méchant, l’incarnation étatique de la menace publique, l’État terroriste, l’islam radical. Tous des barbus, toutes des femmes-corbeaux… Tout est clair. Ils ne sont plus humains, ils sont la menace.
Cette assurance me mine.
2012.
Peut-être à cause de ça, je décide d’y aller. Voir derrière les brèves télévisées, derrière les statuts Facebook et les tweets. Sûrement pas assez longtemps pour comprendre, mais peut-être assez pour humaniser un peu. Avoir quand même la chienne, nourri malgré moi de la mythologie médiatique d’aujourd’hui. Ne pas vouloir être monnaie d’échange dans la guerre économique, atome perdu pris en otage dans le plan de développement nucléaire.
Deux semaines plus tôt, en plein printemps érable, le Canada de Harper a fermé son ambassade à Téhéran. Tous les Iraniens qui veulent un visa pour le Canada doivent aller à Ankara, en Turquie. Il y a au-dessus de 100 000 Iraniens au Canada. Pour le visa, leurs familles doivent dorénavant traverser la frontière, parcourir plus de mille kilomètres à vol d’oiseau jusqu’à Ankara. Et moi qui demande un visa dans l’autre direction. Le Canada qui a fermé son ambassade, le Canada, meilleur ami d’Israël à l’époque. Il y a même une réserve ornithologique en Israël qui s’appelle The Stephen Harper Hula Valley Bird Sanctuary.
Aller-retour à Ottawa. Ambassade iranienne. Thé gratuit, attente, tampon… Devant l’ambassade, une manifestation contre le régime iranien.
Visa refusé. Je suis donc effectivement un pion parmi tant d’autres dans les jeux de pression internationaux.
Nouvelle tentative, cette fois-ci avec l’aide d’un Iranien à Téhéran qui a des contacts dans les bureaux de l’immigration.
Peu importe les dédales et les détails, à cause des procédures de visa, je ne réussirai à y aller que deux semaines. Quelques jours pour tout voir, tout comprendre, tout apprendre. Bien sûr, je ne comprendrai rien, je verrai peu, et je n’apprendrai que l’ampleur de mon ignorance. J’aurai l’impression d’en savoir moins qu’à mon départ. Et ce sera toujours ça de fait.
JUILLET 2012 (ALLER-RETOUR?)
L’Iranien à côté de moi dans l’avion semble nerveux, lui aussi. Il faut dire que je semble être de son goût. Pas bon en Iran, ça, il paraît.
En conférence de presse, Mahmoud Ahmadinejad, président de la République islamique d’Iran en 2012, aurait déclaré : « Il n’y a pas d’homosexuels en Iran ».
Une journaliste l’aurait interpelé :
La journaliste : Pardon, mais c’est faux. J’en connais, moi.
Ahmadinejad : Ah oui? Pourriez-vous nous donner des noms pour le prouver?
La journaliste craignant pour la sécurité de ses amis : Euh… Non!
Ahmadinejad : Voilà. Il n’y a pas d’homosexuels en Iran.
Fatigue, jetlag, plateau-repas, nuit blanche.
Je débarque.
Un taxi au creux de la nuit. Les phares révèlent la mégapole de 15 millions d’habitants, ses rues peu éclairées, ses parcs, ses affiches de propagande. Téhéran sort des journaux et s’ouvre à moi. Le poème commence. On dit qu’ici, dans chaque famille, il y aurait au moins deux livres : le Coran et un recueil du poète persan Hafez. Ou l’inverse. On dit que chacun, du soldat au boulanger, a un poème d’amour à réciter avant même de savoir écrire.
On dit que cette langue s’écrit comme on peint, que ses lettres ont le corps lancinant, que même dans les sourates les plus rigides, les mots dansent.
Qu’est-ce qui se cache derrière les discours provocateurs d’Ahmadinejad, derrière ses appels à la destruction d’Israël et des USA, derrière les immenses murales de martyrs, les drapeaux brûlés, les propos incendiaires et l’escalade des tensions nucléaires?
Téhéran, tu déroules devant les phares au fil des rues éclairées faiblement…
Les néons lèchent les murales des mollahs alors que je me désintègre en toi, épuisé, charmé.
Deux heures pour traverser la ville, en pleine nuit.
Tu t’étends à perte de vue, entre les montagnes du Nord et les quartiers pauvres du Sud, entre la classe moyenne et les religieux en mobylette
Peuple de savants, de conquérants
Tes rues menant aux champs, au lit, aux camps d’entraînement
Tes femmes voilées, maquillées
Ta lumière en poussière d’or qui enrobe tout d’un voile
Ton souffle
Ton rire
Ton amour
Tes paradoxes
Et ton âme dont on dit qu’elle n’a jamais tout à fait été conquise.
Les empires tombent, reste le poète Saadi
Les régimes s’effritent, restent les vers de Hafez
Les martyrs s’accumulent, restent les danses lancinantes de ton alphabet
Le chant de tes chauffeurs de taxi
L’oud, la cithare et l’amour à l’heure de la sieste.
Certains disent qu’on peut ouvrir un recueil de poèmes de Hafez, y planter le doigt et lire le futur.
Un jour, je le sens
Fatigue du décalage aidant
Un jour, je le sais
Tes poètes seront de retour au parlement.
En attendant,
Les grues de métal de cette métropole en perpétuelle construction, elles servent encore aux pendaisons?
LA LIGNE DE TIR ET LA LIGNE DE KHÔL (LE TIR DES CANONS DE BEAUTÉ)
Plus de 80 millions d’habitants en Iran.
70 % de la population sous les 30 ans
70 % qui n’a connu que la République islamique.
1979.
Le shah d’Iran, monarque avide et opulent maintenu au pouvoir par l’Occident, est chassé. Le régime tombe. Et dans le même souffle, les communistes sont tombés, les intellectuels se sont rangés, les dissidents ont rasé les murs, les artistes se sont tus. Le monde est resté stoïque, hypocrite. Il a regardé, tranquillement scandalisé, il a tenté mollement de démolir la révolution, ce qui l’a radicalisé.
Banal.
Tous ont regardé les milices errer dans les rues, arrêter, fusiller. Tous ont regardé les Gardiens de la révolution fouetter, brûler, enlever. Les cinémas se sont fermés, la musique s’est cachée, les familles se sont enfuies. Les mollahs, ces religieux islamiques, avaient gagné. Partout, le portrait de l’ayatollah Khomeiny régnait, sourcils sévères, regard paternaliste, condescendant. Une plaque de corne est apparue au front des hommes, à force de prier la tête contre le tapis. Les barbes ont poussé, drues, rancunières, les tapis de prière se sont effilochés sous la foule des dévots craintifs, à l’ombre des kalachnikovs. Les ambassades ont fermé, les frontières ont suivi, et, peu à peu, l’avenir s’est fermé lui aussi. Ne sont restés que des champs de mines. La peur a pris le camp des forts et les escadrons des Gardiens de la révolution dormaient de tout leur saoul la nuit, victorieux. Leurs camions rôdaient sous les lampadaires des villes abandonnées. Ils cherchaient les gens, possédant les rues et le noir de minuit.
Tous se sont tus.
En ce silence, encore une fois, les femmes se sont retrouvées au premier front. À voir leur fils quitter pour la guerre, à voir leurs ados partir nourrir les champs de mines, à les voir revenir mutilés ou couchés sous un drapeau, à voir ceux qui revenaient, transformés, à les voir en mobylette bastonner les manifestants, à les voir pendre aux grues les dissidents. À les pleurer, à les maudire.
Alors, une mèche de cheveux sort de sous le voile, malgré les bâtons des Gardiens de la révolution. Une mèche au vent… Un acte de résistance. Une ligne de khôl, malgré le fouet, malgré la prison. Interdit de voyager seule, de se maquiller, de regarder un homme dans les yeux, interdit de travailler, de divorcer. Et le temps se grise d’elles, les tempêtes battent les voiles et les tchadors, les hommes peuvent battre leur femme, les prisons peuvent battre leur plein, les drapeaux peuvent battre au vent. Les fouets claquent dans les stades bondés, coup après coup. Mais dès que la brise revient, dès que les religieux se penchent sur leur tapis de prière et ne regardent plus, alors revient le rouge à lèvres, le fard à paupières, alors monte le voile un peu plus haut sur les cheveux. La ligne de front de la résistance. Une ligne de khôl. Le voile porté en haut d’un chignon, les cheveux teints, presque entièrement découverts, le rouge à lèvres.
La révolution est entre leurs mains. Martyres anonymes, rebelles nées, elles occupent les rues et chantent la nuit sur les toits de Téhéran quand les snipers déciment les manifestants. Leur cri résonne. Allah Akbar. Dieu est plus grand que vous. Ce sont elles qui cherchent dans les couloirs de l’État quand disparaissent leurs enfants. Elles font le guet devant les prisons, les cherchant, les attendant, des années durant.
Tous se sont pliés, tous ont collaboré, tous ont embrassé la photo de l’imam autoproclamé. Tous ont déposé leur front sur la corde raide des tapis de prière bon marché, comme des autruches, pour ne pas voir les salles de torture, les ampoules brûlantes, les escadrons de la mort et les lapidations.
Tous sauf elles. Héroïnes modernes à l’aube d’une nouvelle révolution.
Puis elles ont commencé à se refaire le nez. Chirurgie esthétique. C’est partout pareil au Moyen-Orient. En fait, c’est partout pareil là où il y a un peu d’argent, là où il y a une classe moyenne. En Iran, il y a une réelle classe moyenne, étranglée par les sanctions économiques, mais éduquée quand même, coquette quand même. En Iran, je n’ai jamais vu une femme-corbeau, aucun niqab où l’on ne voit que les yeux… Le tchador, ce grand drap noir qui recouvre le corps, oui. Surtout chez les pauvres. Mais le visage caché? Jamais. Pas quand j’y étais. Jamais ce qu’au Moyen-Orient on appelle la mode afghane. Pas ici, même si la moitié de l’Afghanistan parle perse et que les vendeurs aux feux de circulation sont pour la plupart des réfugiés afghans. Ça brasse depuis tellement longtemps en Afghanistan. Aucun niqab ici. Aucun tchadri ici, ce que chez nous on appelle burqa.
Mais des nez refaits, oui. Au nord de Téhéran, dans les immenses quartiers de la classe moyenne, en une journée, j’ai vu près d’une dizaine de femmes avec le diachylon en plein centre du visage, cachant le trou fait à l’identité. Épidémie de rhinoplastie. J’ai même vu un homme avec les bandages. Et ce, sans compter toutes les autres chirurgies qu’elles ont vécues. On les regarde, les femmes du nord de Téhéran, et on cherche la lame. Aucune gêne à se promener avec le voile et les bandages du bistouri. Quelque chose a réussi à passer les frontières. Quelque chose a traversé l’obscurantisme vert et a réussi ce qu’aucun révolutionnaire n’avait pu faire.
Mais peut-être qu’ici, c’est un geste de résistance que de se soumettre aux canons de beauté d’Hollywood, de Paris? Qui suis-je pour juger?
1001 NUITS DE MARTYRS (LE GUIDE SUPRÊME ET LE SUPRÊME SANS-PLOMB)
Le plus gros stress, pour un voyageur qui débarque à Téhéran, ce n’est pas les Gardiens de la révolution, c’est le trafic. Le pétrole est subventionné par l’État. Quinze millions de chauffards à Téhéran qui roulent beau, bon, pas cher sous le ciel sans plomb. Ce smog qui descend au fur et à mesure que le jour avance, ce smog qui avale les montagnes du Nord, les quartiers riches et les cliniques de rhinoplastie. Tout un système de plaques d’immatriculation contrôle la circulation : les plaques des riches du Nord restent dans le Nord, et les pauvres du Sud restent dans le Sud avec les mollahs et les bassidjis, les sbires du régime. De toute façon, ils n’ont que des mobylettes. Le guide suprême et le suprême sans-plomb.
On y vit dans son auto, au cœur des embouteillages, le poing sur le klaxon. Le chaos règne. La place du martyr un tel est engorgée, on la contourne difficilement, on tourne à droite rue du martyr un tel puis à gauche rue d’un autre martyr un tel, on klaxonne, on s’immobilise pare-chocs à pare-chocs sous l’immense murale du martyr un tel… Martyr en arabe? Shahid. Martyr en Perse? Shahid. Pour éviter le trafic, on prend le métro. Station Shahid Hemmat, station Shahid Beheshti, station Shahid Mofateh, station Shahid Madani…
L’égalité, shahid
La justice, shahid
L’espoir, shahid
Le rire
La liberté
Le soleil
Le whisky avec les amis après une grosse journée
Shahids
La confiance en son voisin, shahid
Le plaisir de débattre, de s’obstiner entre hommes pour se dire qu’on s’aime, shahid
La peau, son odeur
Le rouge à lèvres, le mascara, le fard à paupières, shahids
L’ivresse, les confessions en fin de nuit de fête, quand la résistance lâche et qu’on accepte d’être vulnérable, shahids.
L’Histoire, shahid
La vérité, shahid
La rosée sur le corps des adolescents qui s’embrassent à la belle étoile, shahid
La musique, shahid
Le rire des jeunes femmes devant les hommes de leur âge, shahid
Les Popsicle trois couleurs entre filles et garçons, shahids
Le jour où l’on croit que ça va vraiment mieux, shahid.
Le pays
La fierté
Demain
Les rêves, shahids
Le cinéma américain, ses pin-up, ses chefs-d’œuvre et ses blockbusters, shahids
Les promesses, shahids
Ta main dans ma main, shahid.
Tous des shahids
La génération qui avait 15 ans en 1980 lors de la guerre Iran-Irak, shahid.
Les stations de métro ont des noms de shahid, les rues, des noms de shahid, les terre-pleins, les parcs, les mosquées, les supermarchés, des noms de shahid. Et quoi d’autre? Un peuple? Un pays?
GÉNÉRATION VOLÉE (IRANGATE)
22 septembre 1980.
Saddam Hussein espère tirer profit de l’instabilité politique postrévolutionnaire de son voisin. Les armées irakiennes pénètrent en Iran. Saddam craint, prétend-il, que la révolution ne traverse la frontière vers l’Irak et ses minorités chiites, réprimées depuis longtemps.
Commence alors la guerre Iran-Irak, souvent comparée à la Première Guerre mondiale, parce que guerre de tranchées, peu de blindés ou d’aviation, mais de la chair à canon, ça oui, à volonté. Charges à la baïonnette, attaques par vagues humaines, champs de mines et une jeunesse martyre qui démine en avançant jusqu’à l’explosion. Utilisation intensive d’armes chimiques par l’Irak : gaz sarin, gaz tabun, gaz moutarde et cyclosarin, contre l’armée iranienne, contre les populations civiles dont les Kurdes. Tout ça sans réaction de la communauté internationale.
L’air déchire les poitrines, enflamme les poumons, éventre les cages thoraciques.
Les soldats affolés courent, hurlent, des civils aussi, ils cherchent leurs proches, des hommes, des femmes et des enfants écumant de la bouche, du nez.
Convulsions.
Les nerfs grugés, les muscles se déchirent, les poumons implosent, les yeux crèvent.
Des rangées de corps
Sur les trottoirs
Dans les couloirs des hôpitaux
Le long des routes
Par centaines
Par milliers
Les enfants qui restent pleurent dans les couloirs, dans la rue. Ils réclament leurs parents.
On estime que ces gaz sont responsables à eux seuls de 10 000 morts. La guerre Iran-Irak perdure jusqu’en 1988. Huit ans. Certains disent 1,2 million de morts au total. Dont une grande majorité d’Iraniens. L’Occident reste immobile. Mieux, il soutient Saddam Hussein, l’Irak, l’agresseur, l’envahisseur, malgré son utilisation massive d’armes chimiques. Ces gaz seront au cœur des reproches que fera l’Occident envers Saddam Hussein quand ils le démoniseront quelques années plus tard. À cette époque, il est leur allié. Jusqu’à ce que deux ans plus tard, ils aient besoin d’un nouvel ennemi.
Environ 800 000 morts du côté iranien. Les deux tiers des victimes. Une génération complète de martyrs. Les frères, les pères, les fils, les maris, les amants, les amoureux… Morts.
Les femmes surpeuplées restent et portent le pays sur leurs épaules, sous un tchador.
LE SOLEIL (BRILLE)
Je quitte Téhéran vers Yazd au petit matin.
Le train roule… Le soleil se lève tranquillement derrière le smog. La ville s’éternise sans fin, enveloppée de poussière et de lumière. Puis le béton abandonne peu à peu, le sable se glisse, s’impose, gagne, surexposé, la poussière reste, la lumière éblouit.
Puis rien.
Que la lumière. Le désert.
Ce vide mystique si propre à l’illumination. Là où chaque grain de sable est le frère d’une étoile, là où l’humain frôle la disparition dans l’infiniment petit.
Là où l’humain est à sa place, humble, fragile, face à l’immense.
Venir en Iran pour ça aussi…
Pour retourner au désert et aux esprits millénaires qui y logent, qui chuchotent le sublime à l’oreille.
C’est beau, me dit une Iranienne.
Elle est belle, je me dis. Le voile déposé négligemment sur ses cheveux, les yeux ensoleillés, mascara, sourire, regard droit, visage lumineux.
On parle
Du Canada
De l’Iran
Du désert
De tout et surtout de rien
Elle est seule.
On voyage ensemble, entre les wagons, entre les nations, entre les tectoniques des continents et les magouilles géopolitiques.
Elle me laisse son numéro de téléphone.
Jamais de tous mes voyages en terre d’islam ça ne m’est arrivé. Mais ici? En Iran? Là où l’on peut être arrêté pour une mèche rebelle, un peu de mascara, un rouge à lèvres? Est-ce que ça aurait changé? On est sortis à Yazd, quelques jours plus tard, boire un thé, manger des pizzas avec ses cousines et ses cousins. Elle a insisté pour qu’on se revoie. Seuls. Elle est encore mon amie Facebook. Elle vous salue.
De retour à l’hôtel, un ami turc rencontré peu avant me prévient : « Un Allemand a fait des mois de prison pour avoir couché avec une Iranienne sans se marier. On ne sort pas indemne des prisons iraniennes. Les cellules sont pleines. »
L’AMPOULE (BRÛLE)
On ne sort pas indemne des prisons iraniennes.
Les cellules sont pleines.
Dans l’une d’elles, une petite fille du sud de Téhéran.
« J’ai peur », dit-elle à ampoule nue.
« Le temps met du rouge à lèvres pour prétendre.
Le temps n’avance pas.
J’ai peur.
Moi, je ne peux pas mettre de rouge à lèvres.
Dans mon quartier, au sud de Téhéran, je ne peux pas.
Est-ce que j’existe encore? »
Elle lit son futur dans le globe de l’ampoule au plafond.
« Je devais être sa quatrième épouse… »
Elle la mord des yeux, l’ampoule, en mastique le verre.
Sa quatrième.
Khomeiny a descendu l’âge légal du mariage à neuf ans pour les femmes.
« Qu’est-ce qui s’est passé?
Pourquoi suis-je enfermée?
J’ai treize ans », continue la petite.
« Sa quatrième épouse.
Ne me tuez pas maintenant
Ne me tuez pas déjà
Il est venu dans mon lit la nuit
Je n’ai pas pu
Le rouge sur son coup, le rouge sur mes mains, c’est du rouge à lèvres?
Treize ans.
N’oubliez pas d’arroser les plantes quand je serai partie. »
« J’ai peur », dit une grande en noir, recroquevillée contre la petite
Dans la chambre sale sous l’ampoule faible.
Un étranger lui a dit :
« Viens.
Viens avec moi dans mon pays
De mon côté du miroir
De mon côté de la réalité
Ôte ton voile, ôte ta robe
Écris au rouge à lèvres sur le miroir de la vie
Tes lèvres sont rouges
Je les veux pour moi.
J’habite de l’autre côté de l’horreur
Je suis le journaliste
L’étranger
Viens. »
Mais il n’est pas venu.
Il n’y a pas de carte d’embarquement pour les petites corneilles
Il lui a mis du rouge sur les lèvres
Il a juré
Il est où maintenant?
Il avait juré de la rencontrer au salon de beauté
Il n’est pas venu.
Il n’y a pas de salon de beauté
Que des miroirs brisés
Au sud de la ville, les salons de beauté n’existent pas.
La cellule d’à côté a un autre locataire
Un homme qui aime les hommes
Un poète qui plante des vers dans la pomme de la discorde
Celle qui pourrit le régime.
Dans la cellule suivante
Des opposants.
Dans la suivante
Des blogueurs
Puis des cinéastes
Et, en juin 2009, des manifestants.
L’ampoule au plafond est nue
La dernière chambre est vide.
Et sur la place publique
Une grue de métal
Une corde qui en descend
Un oiseau noir pendu.
Mon amie Facebook,
Fais attention à toi.
PIÈGES À VENT (AINSI PARLAIT ZARATHOUSTRA)
Yazd, ville de poussière, rose des sables, perle du désert, raconte-moi tout bas. Qu’est-ce qu’il y a derrière le désert? Il n’y a rien. Et ça soulage. Chaque son devient un mot. Chaque bourrasque, un livre. Chaque pierre est une ville. C’est soi-même qu’on visite, au creux du vide. Enfin. Plus de frontières, plus de guerres, plus de rancunes, que le noyau de l’olive qu’est le monde. Et l’on est avalé. Les mirages sont des miroirs, on se voit pour la première fois, on voit la poussière que l’on deviendra. Mille mercis. Les empires s’effritent tout seuls ici. On devient éternel, assoiffé. La vie n’est plus qu’un mirage et le ciel est à portée de main. On devient un grain de sable dans l’œil du soleil et il pleure l’humanité.
Certains disent que Yazd est la plus vieille ville habitée sur Terre. Depuis 7000 ans, la présence humaine dure. À l’époque, les Européens vivaient vêtus de peaux dans des cavernes. À l’époque, ici, il y avait des études d’astronomie, l’apparition des premières écritures, l’invention des mathématiques. Et des poètes. À la criée. Déjà.
Avant l’islam, en Iran, régnait le zoroastrisme, première religion monothéiste au monde. Zarathoustra, le même dont parle Nietzche, aurait livré ses enseignements il y a de ça 3700 ans. Il reste environ 150 000 zoroastriens, basés principalement autour de Yazd, là où leur feu sacré brûle depuis tout ce temps.
3700 ans…
Vertige.
Puis l’Empire ottoman. Ils imposent l’islam. Mais les habitants de la Perse de l’époque auraient dit : « C’est bon, allons-y pour l’islam. Mais par rébellion, pour garder une identité spécifique, on ne prendra pas votre version de l’islam. On ne sera pas sunnite comme l’empire. On sera musulmans, mais comme on fait à notre tête, on suivra l’islam de ce petit groupe, là-bas. Oui. Ce groupe de musulmans que vous marginalisez, que vous opprimez… Les chiites. Cette confession musulmane dissidente du sunnisme d’Arabie saoudite. » Et l’Iran est devenu le cœur de la civilisation chiite.
On parle beaucoup de la confrontation Iran-USA. Mais une autre lecture du Moyen-Orient se fait à travers la guerre froide entre l’Iran et l’Arabie saoudite, entre sunnites et chiites. Le Hezbollah du Liban : chiite. Bachar Al-Assad en Syrie : alaouite, une secte du chiisme. Les guerres confessionnelles d’Irak : guerres entre chiites et sunnites. L’Iran est riche. Influent. Puissant. Et à chaque embargo, l’influence des barbus se cimente.
À Yazd, dans le désert, il y a des pièges à vent. Des tours au-dessus des habitations qui trappent le moindre souffle de vent et le mènent vers les pièces du bas. Des brises d’espoir pour ces habitants du sable.
En Iran, d’autres pièges à espoir trappent le moindre souffle de liberté. Quelque 80 millions d’habitants, 70 % sous les 30 ans. Près de 60 % ont un téléphone intelligent. Un des piliers de l’oppression, c’est le monopole de l’information. En cet Iran 2.0, le monopole est brisé. Des millions de pièges à data montrent le monde, ouvrent les yeux, mènent le vent du changement vers la population.
Un matin à Yazd, j’ai loué un taxi pour la journée. Voir les feux sacrés des zoroastriens, voir les villages autour, les environs. Plonger dans le désert. Le chauffeur me conte son pays. La musique joue. Tout à coup, il se met à me réciter de la poésie, à me traduire les vers des chanteurs qui sortent des vieilles cassettes de sa radio. La poésie dévoile l’invisible en quelques mots. Comme un survol, une bande-annonce de ce que pourrait être cette terre. Le nucléaire et le pétrole sont bien loin.
Ainsi parlait Zarathoustra. Ainsi parlait Hafez. Et Saadi. Et Omar Khayyām.
Et mon chauffeur de taxi.
LE JARDINIER DE SHIRAZ (ELLE M'AIME... ELLE NE M'AIME PAS...)
Après Yazd et le désert, un bus de nuit vers Shiraz, la fleurie.
Shiraz. La ville qu’ils n’ont jamais tout à fait réussi à voiler. Tes jardins sans fin embaument les rêves du pays, on peut boire à tes roses, cueillir des oranges amères, sentir tes parfums au sein des pages des livres saints. Même un cépage porte ton nom, le Shiraz vient d’ici, riche, velouté. Du raisin pour les grands crus clandestins faufilés entre les sourates du Coran. Tes parcs fleuris sont un baume, un succédané à la peau des femmes. Tes arbres, chevelure libre au vent offerte sans pudeur et sans arrière-pensée. Ne dit-on pas que tous les Iraniens aiment les Shiraziens, ces vendeurs de parfums qui ne veulent pas être payés? Est-ce moi ou même les martyrs sur les affiches sourient un peu ici? Et les roses du jardin d’Eram suent tendrement jusqu’au cœur des automobilistes. Le soleil fait l’amour à la ville, la lumière caresse ses arbres millénaires, les pierres fondent doucement et le désert jaloux se tient bien loin.
Dans un coin à l’ombre, le fils du jardinier a invité son aimée. À l’abri, ils se risquent, s’embrassent, s’apprennent. Les guerres meurent d’elles-mêmes. Deux amoureux s’explorent, rires cachés, mains vagabondes, deux amours qui ne pensent pas aux armes ni aux prières, ni aux mollahs, ni aux frontières.
Au cœur de la ville, la tombe du poète Hafez. Son mausolée. Les gens y viennent, pudiques, seuls ou en amoureux, ou encore en famille, avec les enfants qui courent entre les rangées de fleurs. Ils viennent toucher la calligraphie de pierre de ses poèmes gravés, boire l’air que portent ces mots d’espoir. De ces vers sortent des livres qui annoncent la liberté de demain.
La poésie, fierté nationale, clandestine, mais toujours présente.
Toutes les nuits, Hafez chante tout bas ses poèmes au Prophète.
Omar Khayyām, cet autre poète mathématicien, mort il y a mille ans, récite lui aussi ses vers et redécouvre la logique de la tendresse, le zéro, et les autres mystères des lois du monde.
Ensemble tous les trois, le Prophète, le poète et le mathématicien ivre, ils boivent du thé
Et autre chose.
Ils écoutent le silence, l’empreinte sensuelle des lettres, la danse des points et des courbes de sa calligraphie, petits baisers d’ange sur les mots écrits, les mots qui restent.
Et Mohamed regrette de tout cœur d’être analphabète.
Pourtant, personne ne le juge.
Ils discutent et le peuple suit, oscillant entre la rigueur de l’islam, les manipulateurs de sourates et la liberté séculaire des charmeurs de vers.
Or depuis peu, le Prophète appelle Hafez pour qu’il se lève
Qu’il sorte de sa tombe
Et arrête le sang de couler au nom d’un livre.
COUP D’ÉCLAT ET COUPS D’ÉTAT (L'HUILE SUR LE FEU)
Ils étaient près d’un million en juin 2009 dans les rues à contester le pouvoir, à contester la réélection d’Ahmadinejad, à revendiquer la démocratie. Malgré la répression. Le mouvement a été surnommé Révolution Twitter, tant ce réseau social a été important. Le monopole de l’information est brisé. Beaucoup disent que c’est là que les printemps arabes ont pris feu. Les jeunes en avaient assez, les vieux en avaient assez, les commerçants en avaient assez, les avocats, les mères de famille. Assez.
Jour après jour.
La répression est sévère.
En pleine manifestation, sous les caméras des téléphones intelligents, Neda Agha-Soltan est tuée par le régime.
Un sniper.
Au total, plus de 150 personnes sont mortes sous les balles des snipers du régime, d’autres milliers arrêtées, torturées, violées.
Le jardinier de Shiraz aussi?
Si on les laissait en paix, les Iraniens?
Si on ôtait toute munition aux fous de Dieu qui ne jurent que par la conspiration des États-Unis contre le pays? Combien de temps tiendrait le régime?
Un million dans les rues… Le peuple iranien semble en avoir marre. La classe moyenne voit l’impact des sanctions. Les gens savent. Mais à chaque sanction, à chaque nouveau martyr, les barbus disent : « Vous voyez, nous sommes seuls, le monde est contre nous! » Et le pouvoir des mollahs reprend une dose de stéroïde.
En novembre 2019, les manifestations hurleront à nouveau en Iran. Émeutes, slogans, colères, pneus brûlés, snipers. Blackout des datas. Deux cents morts dans les premières semaines. Et naturellement, le guide suprême parlera de complot ourdi à l’étranger. Naturellement.
Un complot.
Les USA.
Comment les juger?
Au début des années 1900, des Anglais découvrent du pétrole en Iran. Or, la Grande-Bretagne n’a pas de pétrole. En 1908, la Anglo-Persian Oil Company est fondée. Elle prend le contrôle total de la ressource.
En 1951, Mohammad Mossadegh, le premier ministre de l’Iran, un démocrate séculaire élu démocratiquement, réclame des redevances.
Manifestations, émeutes.
Aucune concession n’est faite sauf quelques piscines et parcs, et daignez nous remercier maintenant. Mossadegh continue la pression. Il est influent, il est même désigné Homme de l’année par le Time Magazine.
Il nationalise le pétrole.
La Grande-Bretagne riposte.
Embargo.
Flottes militaires.
Intimidations.
Résolution déposée à l’ONU pour que l’Iran redonne la compagnie.
Mossadegh va à l’ONU.
Il fait impression.
L’ONU refuse la résolution des British.
Les British vont au tribunal de La Haye.
Mossadegh va à La Haye.
Tentative de corruption du jury par le UK.
Mais Mossadegh fait impression.
Le tribunal lui donne raison.
L’Iran ferme alors l’ambassade de la Grande-Bretagne.
Le UK approche les USA pour renverser le gouvernement iranien.
Le président Truman refuse.
Élections américaines.
Eisenhower entre au pouvoir.
La CIA joue la carte communiste.
Eisenhower accepte.
Une équipe débarque à l’ambassade américaine de Téhéran.
Les USA sont connus à l’époque pour être anticolonialistes, ils sont aimés.
Ça allait changer.
Corruption interne en Iran par les agents de la CIA.
Propagande. Mossadegh est juif. Mossadegh est homosexuel.
La CIA paye des chefs de gang.
Manifestations. Chaos. Émeutes. Vandalismes.
Ils financent des factions rivales. Gang contre gang.
Tous payés en dollars américains.
Le chaos s’étend.
Coup d’État.
Mossadegh est arrêté.
Procès.
Un épouvantail est mis à sa place
Mohammad Fazlollah Zahedi.
Lors de sa première allocution à la radio, alors qu’il va s’autoproclamer premier ministre, le DJ met par erreur l’hymne nationale américaine.
Sans blague.
Purges.
Emprisonnements.
Exécutions.
Dénationalisation.
La Anglo-Persian Oil Company reprend le contrôle.
40 % des profits vont aux USA.
La Anglo-Iranian Oil Company prend un nouveau nom : British Petroleum.
BP.
La CIA se dit : « Ça marche. »
1954, coup d’État au Guatemala.
1960, coup d’État au Congo, assassinat de Patrice Lumumba.
1961, coup d’État en République dominicaine. Rafael Trujillo est assassiné.
1963, Sud-Vietnam.
1964, Brésil.
1973, Chili, Allende se suicide sous les bombes putschistes.
Puis l’Irangate, les Contras au Nicaragua, au Honduras.
Etc.
Pendant ce temps-là, en Iran, le Shah est de retour, soutenu par les USA. Il croule sous l’opulence alors que sa population meurt de faim. On dit qu’il fait même venir ses soupers de Paris en Concorde. Pour rester au pouvoir, il crée une police secrète : la Savak. Répression. Emprisonnements, torture, assassinats. Des milliers de victimes.
Arrive ensuite Khomeiny.
Et la révolution islamique.
Puis la guerre Iran-Irak
L’Occident soutient officiellement les Irakiens
Saddam Hussein
L’envahisseur.
Ça allait changer.
Les USA vendent des armes clandestinement à l’Iran
Via Israël.
Les profits de la vente financent les Contras au Nicaragua
Au Honduras.
Etc.
1988, fin de la guerre Iran-Irak.
1989, chute du mur de Berlin.
Fin de la guerre froide.
1990, première guerre du Golfe.
Début de la guerre contre le terrorisme.
Saddam Hussein est le nouvel ennemi.
LE BOUTON DE LA FIN DU MONDE (FAMILLE NUCLÉAIRE)
Pas très loin de Shiraz, il y a une ville sœur, Ispahan, avec le pont Allahverdi-Khan au-dessus de la rivière. Une merveille dit-on.
Pas très loin d’Ispahan, il y a le site de recherche nucléaire iranien.
Je n’ai pas vu le pont Allahverdi-Khan ni la rivière qui est sèche, paraît-il. Je n’ai pas eu le temps.
Je n’ai pas vu le site de recherche nucléaire non plus.
La première fois qu’Israël a brandi la menace d’un Iran finissant son programme nucléaire, prêt à appuyer sur le bouton rouge de la fin du monde, c’était en 1994. Puis Israël l’a brandi en 1996. Puis en 2002, en 2006, en 2010, en 2011, 2012, 2013, 2014, 2015, 2016, 2017, 2018, 2019, 2020, alors que Netanyahou, premier ministre par intérim d’Israël, fait face à un procès pour corruption.
Israël. Qui aurait un stock d’entre 70 et 200 têtes nucléaires.
LES DEUX FACES DU MIROIR (QUI EST LA PLUS BELLE?)
Dernier soir à Shiraz.
Trafic.
La mosquée du mausolée Shah-Cheragh. Une merveille. Un milliard de petites tuiles de miroir, pour se voir, pour voir Dieu, ce serait la même chose. Un milliard de petits miroirs qui scintillent. C’est éblouissant, magique. Des hommes se parlent tout bas, étendus sur le tapis, d’autres errent. Personne ne s’occupe de moi. Tous se laissent vivre, tous prient, somnolent. Le temps passe, scintille, les miroirs sont indulgents.
Un père apprend à sa fille comment prier. Elle gigote, rigole en cachette, son père fait semblant de ne pas remarquer. Elle qui est du côté des hommes, elle qui se tortille en faisant les mouvements, la prière. Elle qui est si fière d’être avec son père.
On parle si peu de ce versant de la religion. Ce côté convivial, rassembleur, intime, sublime. Ce sublime qui transcende l’intime vers le grandiose. Et je me dis : « C’est ça, la religion, c’est ce réconfort d’être ensemble mais seul, de se voir dans le divin à travers les petits miroirs, de se sentir être une facette du joyau de l’humanité. » On laisse ses souliers à l’entrée. On parle tout bas. On essaie de penser à éteindre son téléphone.
Le lendemain, Téhéran.
Au sud, une gigantesque mosquée en construction : le saint mausolée de l’ayatollah Khomeiny. L’autre versant du miroir, sa face cachée. Un monument de béton armé, une mosquée aux allures de bunker. Et devant : un parking. Immense. Un stationnement tellement grand qu’on le croirait pour des tanks. Le parking payant de l’obscurantisme, prêt à accueillir les rouleaux compresseurs. Le dôme obscène du mausolée en construction cuit au soleil. Des grues de métal crèvent le ciel, les mêmes grues qui servent à prendre les dissidents. La peur fait édifice, la haine en mosaïque, et des fontaines qui crachent dans le désert alors que les gens crèvent de soif. Les gens de rien, ou de si peu, analphabètes, pauvres, qui cherchent, qui suent, qui s’épuisent. Qui donnent leurs enfants aux guerres. Le divin pris en otage, kidnapping constant du grand confident, du repos, ultime rançon de la machine du pouvoir. Une mosquée aux odeurs de banque pour un imam autoproclamé.
La prière qui se vomit dans les haut-parleurs.
Dieu est vidé, ses entrailles bouffées par les hyènes.
À l’intérieur de ce bunker à prières industrialisées, les néons grésillent. Le plastique des bâches recouvre des travaux bâclés. Détecteurs de métal. Odeur de pieds. Les marteaux-piqueurs hurlent, le bruit sans relâche des travaux qui continuent. Au pays des poètes et des plus belles mosquées du monde. Son cercueil en verre, à Khomeiny, est rempli de billets de banque. D’argent. Des dunes d’argent modulées par le vent, accumulées aux côtés de la cage de verre dans laquelle il traîne. Les néons frétillent. L’odeur de pieds flotte. Et les billets tournent sous le ventilateur. Un supermarché. Un Tupperware party pour shahids.
Et eux, les gens… Pourquoi ils viennent prier? On dit qu’ils ont échappé son cercueil, à Khomeiny, lors de la procession funéraire, que les dévots sont devenus fous, qu’ils l’ont échappé, que le corps nu en est sorti. Ce sont les enfants de ces dévots, maintenant, qui glissent des billets dans la cage de plastique transparent qui lui sert de tombeau?
Hier, à Shiraz, je me suis vu dans les mille miroirs. Je me suis vu dans ce père qui apprenait à sa fille comment prier. La petite était taquine, insubordonnée, lui, heureux d’être avec elle, dans cette pièce féérique.
Ici, rayons X, soldats, fouilles, haleine de militaires, marteaux-piqueurs, bâches ridicules, slogans et néons violents. L’odeur de pieds fait mausolée. Ils ont pris le vide, l’ont fourré de vide, de plastique, de téléphones cellulaires. Ils ont pris le silence et l’ont égorgé au marteau-piqueur, ils ont pris l’espoir et lui ont mis un AK-47 à la tempe. La lumière du couchant, ils l’ont gazée fluo à en avoir mal aux yeux, au cœur, aux prochaines élections, aux prochaines générations. Ils les ont mâchées, les générations, ils ont vidé les hommes des familles, les ont jetés au cimetière, shahid après shahid, station de métro après station de métro. Ils y ont cru? Vraiment? On peut y croire jusqu’au bout? À Dieu? À la révolution? Quand les cimetières font la concurrence aux stationnements? Quand les cimetières débordent et que les femmes se cachent, quand les gens changent de trottoir ou se terrent chez eux? Quand les nouvelles mosquées offensent le paysage de leur opulence, que leurs fontaines abreuvent les fantômes tandis que la soif crève les gosiers?
LE PARADIS DE ZAHRA (SHAHID SUPERMARKET)
Devant ce mausolée, de l’autre côté du stationnement, un cimetière. Une mer de martyrs, des centaines de milliers de tombes. La génération absente, volée. Le cimetière Behesht-e Zahra, le paradis de Zahra. Nommé en l’honneur de Fatima Zahra, la fille du Prophète. À ne pas confondre avec Zahra Kazemi, journaliste irano-canadienne morte en 2003 en détention dans la prison d’Evin à Téhéran, sous une ampoule nue. Enterrée quelque part, qui sait où, probablement ici, en son paradis. À côté des martyrs.
Pierres tombales, photos délavées, fleurs séchées, poussière.
Le cimetière déborde. Des 800 000 morts dans les champs de mines de la guerre Iran-Irak, 200 000 seraient ici. Voilà leur dernier repos. Pour toi, drapeau. À côté des autres, jeunes et vieux, et des cadeaux funéraires, de la vaisselle de porcelaine, des lapins de céramique comme décor à ces minimausolées. Pour toi, révolution. Ces minimausolées, tout près du sien, de son supermarché privé plus grand que tout le cimetière. Une génération sans hommes. Pour vous, frontières. Et les fleurs sèchent au vent du désert. Qui naturellement avance. Qui s’infiltre dans la ville. Qui elle aussi avance. La ville qui s’inspire du désert et assèche les hommes. Qui fouette ensuite les femmes en public. Tout ça pour toi, livre saint. Les morts avancent, la ville avance, ses quartiers pauvres au sud avancent, le désert avance et les puits de pétrole giclent.
« Je suis un martyr, me dit la pierre tombale. Mon sang est super sans plomb; mon crâne, poussière; ma vie, grain de sable qui vole au vent, qui se glisse dans les rues, dans le lit, vers l’homme de bras qui se couche près de sa femme silencieuse ». « Nous en avons arrêté des nouveaux, de ces manifestants, qu’il lui dit. Tout ça pour toi, régime. » Elle ne dit rien.
Au moins les oiseaux viennent chanter sur les tombes. On leur fout la paix, aux martyrs. Bon, on les utilise un peu, on justifie la faim et la violence en leur nom, mais au lever du soleil, les oiseaux leur récitent Hafez et Saadi. Alors ils entendent moins les slogans, le bruit des grues. Ils savent qu’un jour, les grues de métal s’en iront, et que toi, Khomeiny, la nuit, tu restes seul. Eux, entre martyrs, ils sont des centaines de milliers. Ils se content des histoires, jouent aux cartes dans leur dernière caserne. Ils arrachent les pétales des fleurs séchées, des fleurs de plastique qui ornent le cimetière…
Elle m’aurait aimé… Elle ne m’aurait pas aimé… Elle m’aurait aimé? Elle ne m’aurait pas aimé… Elle m’aurait aimé?
BATMAN (EN FINIR UNE FOIS POUR TOUTES AVEC LE COMPLEXE DU SAUVEUR PILLEUR)
Voilà. Quelques jours pour s’en mettre plein les yeux. Voir à quel point ils sont nous. Voir à quel point ce pays est plus riche qu’on le soupçonne, riche culturellement, riche dans sa diversité, riche économiquement. Riche aussi de ces gens dans les rues en juin 2009, en 2019. Ces gens qui attendent que ça passe, que le régime tombe. Ces gens qui savent attendre. À l’image de ce jeune, la veille de mon départ, qui a passé l’après-midi avec moi, me racontant le dernier film de Batman, me racontant sa frustration face au régime, face à la vitesse de téléchargement des blockbusters. « Le nouveau Batman sort chez vous », qu’il me disait. « Nous, il faudra attendre ». À l’image de cette belle dans le train qui me donne son numéro, qui insiste pour qu’on se voie seuls… À l’image de ce père et sa fille à la mosquée. Ce chauffeur de taxi et ses poèmes, ou encore ce poissonnier qui me montre de la porno téléchargée sur son cellulaire, en riant, devant tout le monde. Ce pays changeant, en attente, au cœur des paradoxes modernes, entre tradition et émancipation, entre obscurantisme et rhinoplastie.
Peut-on construire un monde entre les tchadors et la chirurgie? Entre la fusion nucléaire et le fouet? Entre les champs pétrolifères et les champs de mines? Entre l’ingérence internationale et le droit sacré des peuples à disposer d’eux-mêmes? Est-ce réellement Batman qui va venir sauver la population des mollahs, en sauvant Israël de la bombe par la bande? Est-ce Pamela Anderson et ses chirurgies qui vont sauver les femmes des mariages organisés, de l’ignorance massue? À quel point la CIA finance-t-elle le capital émotif des fous de Dieu? Est-ce que l’ingérence internationale est responsable de ce laboratoire de l’islam coercitif? Combien de générations encore vont débarquer du métro aux stations des shahids? Qu’est-ce qui se passe?
Le soleil ne sera jamais une ampoule
Même dans tes salles d’interrogatoire
Même si tu me brûles de sa chaleur, à l’ampoule
Même si tu me l’enfonces dans la gorge, l’ampoule
Même si tu me lacères de son verre
Que tu me violes encore
Même si je crie
Et que j’avoue
Tu ne gagneras pas.
Le soleil se couche
Les régimes tombent
Mais les poètes, eux, sont immortels.
Je n’ai pas vu le site de recherche nucléaire, je n’ai pas vu les grues de métal et les corbeaux pendus. Je n’ai pas visité les salles de torture, ou la prison d’Evin, je n’ai même pas vu un gardien de la révolution. J’ai vu des jardiniers. Des familles. Des marchands. Des chauffeurs de taxi. Des femmes, des hommes, des possibles amis. J’ai vu des gens qui essayaient de vivre comme les autres, des gens qui continuaient le chemin de leur vie entre les murales de martyrs couvertes de poussière.
En Iran, il existe une institution qui s’appelle le sigeh, le mariage temporaire. On peut se marier pour une heure. C’est accepté dans l’islam chiite d’après eux. On donne une dot à la fille, on la marie pour une heure, et ensuite, on divorce. Mariage de plaisir… Une seule règle : les filles vierges ont besoin de l’accord de leur père. D’après ces chiites, le sigeh est mieux que le péché.
Pas d’homosexuels en Iran. Que des grues. Pas de prostituées non plus… Que des mariées temporaires.
Mon voyage ici, c’est ça… Un mariage temporaire de deux semaines avec ce pays, avec ses gens.
Aujourd’hui, je rentre chez moi.