Les deux humanités : réflexions sur la pandémie

Les deux humanités : réflexions sur la pandémie

Quand tout ça a commencé, je croyais sincèrement que notre série de spectacles à Espace Libre, qui devait se tenir deux mois jour pour jour après l’annonce des premières mesures de confinement, allait avoir lieu. C’était bien peu comprendre ce qui se passait. Je commence à réaliser, à sortir de la surprise, de l’incroyable, à accepter l’irréel de la situation. J’ai l’impression d’entrer depuis quelques jours dans le marathon du confinement, et ça me fait peur. Autour de moi, le même constat s’impose. Ça va être long. Et c’est angoissant.

J’aimerais dire que plus rien ne sera pareil. Je crains pourtant qu’on n’apprenne pas de cette mise en arrêt d’un système qui prétendait jusqu’à récemment ne pas pouvoir s’arrêter. Je crois que la Terre fait son ménage et que si on ne comprend pas son message, elle le répètera d’ici peu. J’aimerais croire qu’on profitera de ce temps pour prendre du recul et qu’on trouvera comment concrétiser certaines résolutions, comment vivre mieux. Je vois pourtant que le capitalisme en profite déjà. C’est dans sa nature.

La construction du pipeline Keystone XL a été lancée en douce mardi, alors qu’on a toutes et tous les yeux baissés à se laver les mains. Une fois achevé, 300 millions de barils de pétrole bitumineux transigeront annuellement au Texas, peu importe les mesures de confinement [1]. Parallèlement, encore en douce, le gouvernement Trudeau mène une consultation publique sur un projet de règlement qui permettra d’exclure les évaluations environnementales afin d’accélérer les forages pétroliers en milieu marin [2]. Le secteur pétrolier et gazier est déjà le premier émetteur de gaz à effet de serre au Canada. En 2017, il a émis à lui seul deux fois et demie les émissions totales du Québec. Mais le gouvernement s’en lave les mains. Or, certains disent qu’il y a un lien entre la pandémie et la catastrophe environnementale. La destruction des habitats accroîtrait la propagation des agents pathogènes [3].

Il est impressionnant de sentir l’humanité au complet aux prises avec cette crise, malgré que toutes et tous n’aient pas les mêmes outils pour y faire face, malgré que toutes et tous n’aient pas à y faire face dans les mêmes conditions. Je pense aux familles dans un 3 et demi, un demi sous-sol, je pense aux parents sans salaire, déjà éprouvés par l’austérité des dernières décennies, je pense aux gens confinés dans une relation toxique avec un abuseur, la tension qui monte à mesure que les jours tombent, le stress des paiements qui s’accumulent, l’anxiété, l’inconnu. Plusieurs n’ont certainement pas le privilège d’être confiné dans le Kamouraska sur le bord du fleuve, comme je le suis avec ma petite famille, à écouter en boucle la chanson de la Reine des neiges. Libéré… Délivré…

Cette autre part de l’humanité n’aura pas le temps de réfléchir. Les réfugié·e·s palestinien·ne·s du camp de Jabālīyah à Gaza, vivant dans la zone la plus densément peuplée du monde – 170 000 habitants dans un kilomètre carré –, sont confiné·e·s depuis plus de 10 ans par les forces de l’occupant. Des cas commencent à y être recensés. Comment pourront-ils pratiquer la distanciation sociale? La Syrie, encore aux prises avec une des guerres les plus horribles de ce siècle mal parti, voit elle aussi ses premiers cas. Je pense également à Kinshasa, en République démocratique du Congo, qui ajoute ses cas à ceux de l’Ebola et de la malaria… Pas de confinement possible au Congo. Je pense aux camps de réfugié·e·s d’Éthiopie, sans eau pour se laver les mains, aux bidonvilles de Calcutta, de Nairobi, de Rio… Là où les problèmes respiratoires liés à la pollution sont la norme.

La sélection darwinienne ne vise pas que les gens dont le système immunitaire est le moins performant, mais aussi celles et ceux dont le système humanitaire ou le système bancaire est le moins fort. L’humanité est plaquée hors de son capitalisme pendant que les magnas du pétrole et les vendeurs de Purell cherchent les bons coups.

Alors, je me dis que le terme humanité, c’est aussi ce quelque chose d’intime, ce quelque chose que l’on porte en soi. Comme lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est empli d’humanité.

J’en appelle donc à prendre ce temps de solitude pour aller à la rencontre de cette part d’humanité en nous afin qu’elle nous accompagne jour après jour quand le découragement s’abat. J’en appelle à ce clan intérieur, sans frontières, cette main tendue vers l’autre, au cœur du confinement. Qu’elle s’organise pour planifier l’après. Qu’elle se mobilise là où elle le peut. Peu importe que ce soit pour soutenir l’aîné, l’amoureuse, l’organisme d’aide humanitaire débordé dans les centres-villes de nos métropoles tristes, l’employé·e du CHSLD, le personnel des hôpitaux, les ONG qui se démènent en zone de précarité, c’est l’ensemble des dépossédés qui cohabite en nous. Je salue tous ces individus sur les lignes de fronts qui recyclent les masques, qui transforment leurs labos pour y faire des tests de dépistage, qui font l’école à la maison, qui soignent, qui protègent, qui aident, ou qui acceptent de ne rien faire. Par désir de faire leur part.

Nous sommes toutes et tous porteurs de cette humanité. Et elle est contagieuse. Qu’elle nous aide à faire de nous des êtres courageux, et patients.

Nos représentations sont annulées. Mais comme nous sommes subventionnés et que les subventions nous sont garanties, nous honorerons tous les cachets et les droits de suite. Parce que nous pouvons nous le permettre.

Si vous avez déjà acheté vos billets, vous pouvez cliquer ici pour remplir un formulaire de remboursement avant le 30 avril.

Je vous espère confortable, et en santé.

On se revoit à la sortie de ce tunnel.

Philippe Ducros, Saint-André-de-Kamouraska, 2 avril 2020

 

Photo d’en-tête : Phnom Penh © Philippe Ducros, 2010

[1] https://www.ledevoir.com/societe/environnement/576115/tc-energy-va-de-l-avant-avec-la-construction-de-l-oleoduc-keystone-xl
[2] https://www.ledevoir.com/societe/environnement/575559/le-gouvernement-trudeau-veut-accelerer-les-forages-petroliers-en-mer
[3] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/03/SHAH/61547

La porte du non-retour

Le radeau de la méduse
Camp de déplacés internes Mugunga 3, Nord-Kivu, République démocratique du Congo
© Philippe Ducros, 2010
Photo extraite du déambulatoire théâtral et photographique La porte du non-retour.