La place publique

La place publique

P.O.W de la guerre économique

La place publique… Celle qui est à tous, qui appelle au rêve commun… On y faisait des foires, des bals et des débats, des marchés agricoles, les cirques y montaient leurs chapiteaux, et surtout, on s’y rencontrait. On y échangeait des idées, des fromages, des peurs et des fleurs. On débatait du monde, du futur, on se redéfinissait. On se parlait, on s’embrassait pour la première fois à l’ombre des arbres et des débats de biens communs… Qu’est-ce qu’il en reste, de cette place?

Depuis trop longtemps, on veut nous faire croire qu’on ne peut plus se la payer, cette place publique. Que le débat public ne devrait se faire qu’une fois tous les quatre ans. Que notre pouvoir démocratique en tant qu’individu, ça ne devrait être que ça… Un vote. Qu’il est possible de boycotter les classes pour descendre la rejoindre, la place publique, mais qu’on doit le faire de façon privée, non pas collectivement en grève, mais individuellement en boycott, comme on boycottait les produit de l’Apartheid, comme on devrait boycotter ceux d’Israël… Et que ne pas respecter les injonctions qui nient le droit de grève, est passible de prison. L’université clientéliste. J’ai payé, j’ai le droit d’y aller… L’individu, le je…

L’éducation n’est que le dernier exemple… Peu à peu, l’espace publique se trouve encerclé, pris au siège par la grande vente aux enchères. Le privé avance et la bouffe, cette place du publique, du vivre ensemble, les nouveaux marchés résistent tant bien que mal, plus mal que bien… Peu à peu les hôpitaux risquent de se transformer en terrains de jeux PPP pour les pharmaceutiques avec vacances dans le sud et fin de semaine de ski payés au employés médecins devenus vendeurs de pilules; les universités deviennent des étables à poulains aérodynamiques près à conquérir les marchés; on va y extraire bientôt les matières scolaires comme on extrait des matières premières, les bancs d’écoles devenus bancs d’essais de produits; les recherches, des études justificatrices; les journaux, des outils de vente, les médias de masses, des massues idéologiques… Même notre sous-sol ne nous appartient plus, certains veulent venir creuser sous notre maison pendant qu’on dort… Certains veulent driller dans le fleuve pour qu’on dorme au gaz naturel une bonne fois pour toute.

Et peu à peu, coupure après contrition, concession après relocalisation, à mesure des compressions et des restructurations, au fil de la violence silencieuse de ce vocabulaire d’austérité, pour nous, les quidams sans numéro d’entreprise, la course pour joindre les deux bouts devient de plus en plus violente. On se retrouve en mode survie, à payer nos cartes de crédits. La jungle repousse alors en nous. La liberté elle-même devient privé, individuel, peu importe l’autre, peu importe les générations futures, j’ai le droit, et je dois payer mes dettes, protéger les investisseurs, c’est la crise, à chacun ses problèmes, fait ta part toi aussi, ta juste part, de toute façon, pas de place pour te voir, désolé, on m’a demandé de faire de mon lit double un lit simple, plus de place pour toi, pour personne d’autre que moi. De toute façon je reste à la maison devant mon ordi, là, j’en ai plus que mille, des amis… Peu à peu nos gadgets électroniques et nos réseaux sociaux nous servent de succédanés aux places publiques…

Dans ce climat, la pensée elle-même s’anorexise, se cannibalise, se retrouve le gun austère à la tempe. Peu à peu notre pensée se réduit, elle fond en 140 caractères… On erre de festivals en places des festivals, de lobbys en logos, de loft story en commissions Charbonneau, on écoute le freak show, bien certain d’avaler la publicité et la météo en fin de soirée, près à changer d’idée comme on change de poste. Comme alphabet, ne reste que le X des radios X, que le refus, que la marque de celui qui ne sait pas écrire. On développe la haine de l’artiste, de la pensée, même. On y dénigre les intellectuels, on vide les discours politiques et on les remplace par des atteintes à la personne, on vide les informations et on les remplace par des sondages, on la manipule l’information, on la vend au plus offrant, on ferme les émissions de contenus et on met à la place des quiz, on fausse l’opinion public de données erronées, on ment, on méprise, on divise, on règne.

Alors, chacun pour soi, on s’autocensure coincés dans nos autos dans le trafic de la construction qu’on sait mafiée, à écouter les radios poubelles, à se sentir comme une ordure aux prises avec ces animateurs qui vomissent sur la place publique, sur son rôle. On panique, coincé, on ne sait plus contre qui crier, on rage au volant contre son voisin, celui qui s’est noyé dans sa piscine sans eau, coupures obligées…

Sans place publique, on se transforme en loup blessé, on quitte la meute, pour se lécher, et grogner. Demain on jouera au Hockey seul contre la bunch, la place publique sera de glace, combat ultime, marché aux esclaves, chacun gladiateur, fauve même devant la pression du pain et des jeux. Nos rêves assoiffés, nos enfants et nos pays pris en otage, endettés…

À travers de cette prise d’otage, c’est en nous qu’elle diminue peu à peu, la place publique… On désapprend à penser, pour apprendre à compter. Le nous devient je, l’autre, un ennemi.

La guerre économique gronde. Avant, on mettait des cagoules pour faire la guerre à la guerre… Résister, voler des banques, hijacker des avions… Aujourd’hui, c’est la guerre qui se met une cagoule pour nous voler, nous hijacker. La guerre civile est invisible chez-nous, camouflés de bonnes intentions, de sondages, de plan de redressement, d’austérité. Il nous faut montrer que la guerre civile est totale et omniprésente. Il nous faut reprendre la place publique, elle nous appartient… Reprendre l’espace mental, redonner vie aux idées, à la pensée, aux chercheurs, aux intellectuels, aux poètes, avant qu’on soit tous analphabètes et qu’on doive avoir recourt aux écrivains publics pour écrire nos lettres d’amour-propre. Notre ville sera notre manuscrit. Une page blanche contre cette nouvelle traite des noirs. Contre l’esclavage moderne, le fascisme délicat et la stérilisation ambiante.

Photo : Philippe Ducros, USA, 2007